Sortie du contexte de Portishead, dont le dernier album, Third, remonte à 2008, on a toujours eu un peu de mal à retrouver la magie de Beth Gibbons. Out of Season, ce qui ressemblait le plus à un premier album solo, enregistré en compagnie du Rustin Man/Paul Webb (Talk Talk), est resté pour nous un beau disque de passage, élégant mais pas décisif. On avait de la même manière reçu assez fraîchement sa lecture de la Troisième Symphonie de Gorecki, comme si, séparée de son écrin/écran électronique, la voix de Beth Gibbons perdait une partie de sa singularité.
Lives Outgrown est techniquement son premier album solo, le fruit d’un travail qu’on imagine d’une lenteur extrême, par paresse ou par souci de méticulosité, on en sait rien. La rareté ne commande pas nécessairement la qualité, c’est souvent l’inverse même qui se produit dans le rock : la fulgurance est la meilleure conseillère. Il n’en reste pas moins que Lives Outgrown atterrit sur cette terre comme un miracle, porté par des années de réflexion, d’essais peut-être et s’impose comme un disque éternel immédiat, gracieux et hors du temps. Tell Me Who You Are Today est une entrée en matière remarquable. L’instrumentation est minimaliste, une batterie jazz basse et sourde qui donne une pulsation régulière (celle du cœur), quelques notes de guitare drakienne, que viennent enluminer d’éphémères écrans de cordes (dispensables, presque). L’écriture est partagée le plus souvent avec le batteur Lee Harris et ce n’est pas un hasard. Le reste (les choeurs sur Floating On A Moment) est là pour le folklore et donner un peu de consistance (consentir un écrin à la modernité) : il n’y a en réalité ici que Beth Gibbons, elle-même et cette batterie qui donne le rythme et lui permet de poser sa voix. Les arrangements sont soyeux, appliqués, principalement utilisés pour amplifier l’émotion, pour lui déblayer le terrain et, pour ainsi dire, en augmenter les effets. Ils sont signés (ce qui n’est pas une coïncidence) par un autre batteur de métier, James Ford, qui travaille et a travaillé avec Alex Turner sur les productions des Artic Monkeys. L’enjeu du disque n’est de toute façon pas de se tourner vers l’extérieur mais quasi exclusivement de se tourner vers soi. Il y a assez peu de personnes qui entendent un orchestre symphonique lorsqu’ils sont seuls avec leurs pensées. Il y a chez Beth Gibbons une langueur, une peine qui agit et qu’il s’agit de débusquer, de comprendre et de laisser s’exprimer. Les premiers mots sont assez transparents : « gaze into me« , invite-t-elle l’auditeur/amant comme si c’était de notre regard qu’allait jaillir la compréhension d’elle-même qu’elle recherche.
I could change the way I feel
I can make my body heal
Free from all I hear inside
Oh, run for it from my hand
Take in sorrow my command
Here, my lonely love
Hold now, falling in
Come, ooh
Gaze into me
Floating On A Moment est un morceau tout simplement merveilleux, une dérive poétique et lente qui flotte comme une bulle de savon au dessus du monde réel, s’élève, s’élève comme si elle allait pouvoir grimper éternellement. La musique est si belle qu’on se croirait chez Portishead. La voix est plaintive, irréelle, rendue plus pure encore par la confrontation avec ce choeur de gamins qui n’a aucune ambiguïté : ce sont les anges qui accueillent l’évaporation terrestre de Beth Gibbons, les anges qui ouvrent les portes du domaine dans lequel se vivra le reste du disque. Lives Outgrown renvoie littéralement au dépassement de ce qui fait la vie terrestre. C’est un titre sibyllin qui interroge sur ce à quoi on est confrontés. S’agit-il d’un récit d’outre-tombe ? Est-ce que Beth Gibbons est juste triste ou est-ce qu’elle est morte pour de bon ?
On pourrait ainsi poursuivre l’énigmatique storytelling associé au disque mais Lives Outgrown est ainsi fait qu’on se laisse bientôt envahir par l’étrange rythme du disque, comme si on était soi-même en train de nager dans le lac psycho-amniotique et musical de Beth Gibbons. L’eau est presque trop lourde et trop chargée en pathos sur Burden of Life, l’un des rares titres qu’on trouve « too much », trop appuyé et signifiant. On lui préfère le magnifique Lost Changes, dont on ressent le mouvement et la dynamique profondément et avec émotion. C’est bien d’une transformation dont on parle ici, d’un changement d’état, lent et un peu douloureux. Il n’est jamais aussi juste, aussi précis et gracieux que lorsqu’il n’est pas explicité et surfe sur le timbre de voix si triste, si beau, si ouvert de Beth Gibbons. Le coeur d’album est splendide à cet égard, dirigé mais gentiment infini, flottant mais néanmoins déterminé. Il suffit d’un petit sifflet pour qu’on s’envole (Lost Changes), d’un petit peu de rugosité et de violence sur Rewind, pour qu’on entrevoit le coût d’un tel voyage. Le délestage est douloureux. Les percussions appuient où ça fait mal. L’impossible retour est tout simplement terrifiant, comme si on sautait dans l’inconnu.
And the wild has no more to give
Makes no sense
This place is out of control
And we all know what’s coming
Gone too far
Too far to rewind
Pourquoi est-ce que ce « wild » n’est pas un « wind » ? Le titre est une vraie tempête, un orage sans éclair, ni tonnerre qui se prolonge sur un Reaching Out, endiablé et ensauvagé par des cuivres (trombones, trompettes) de la mort. Le travail de James Ford est fantastique ici et élève l’ensemble à un niveau remarquable qui dépasse la capacité de Gibbons à varier les niveaux d’engagement. La voix semble elle-même être affectée par le passage du temps. Le timbre de la chanteuse est légèrement éraillé et plus bas sur un Oceans presque flippant. La structure des chansons est extrêmement traditionnelle et distille juste ce qu’il faut d’ennui et de répétition. Le manque de rebond ou d’éclats renvoie à la durée du voyage, à ce nécessaire plateau de souffrance et d’espoir que traverse l’auditeur. On comprendra dès lors que certains décrochent où trouvent le chant rébarbatif, là où d’autres l’entendront profond et poussant l’exploration dans des retranchements passionnants. For Sale est à cet égard un titre faible et qui assure la transition vers un final que domine le très libre (free) et jazzy, Beyond The Sun. Le chant de Gibbons cède la vedette aux percussions et disparaît sous des échos et des choeurs étrangers. C’est une apothéose un peu particulière qui est célébrée puisqu’elle s’accompagne d’une dissolution (cette « place in the dark » dans laquelle elle demeure/finit est assez parlante), mais le mouvement est héroïque et merveilleux. Il se conclut par une renaissance somptueuse, belle et fraîche comme un eden la pelouse folle et verte comme l’eau.
And they, they will run
They will rise
While they can
While they know they have faith to go
Oh whispering love, blow through my heart
When you can
Le final est élégiaque et agit comme un avant-goût du paradis. Harris assure la batterie avec une bande (« field recording »… une hélice qui tourne, un vieux fauteuil qui grince, des oiseaux, des poules domestiques ?) qui, dans son usage, est un beau coup de génie. Les six minutes sont un enchantement, une sorte d’illumination qui rachète amplement les souffrances et tourments traversés un peu avant.
On ne sait pas au juste qui a écrit quoi ici. Lives Outgrown est une réussite quasi totale dont le secret est de ne pas avoir donné tout le pouvoir à la voix de Beth Gibbons. Ce n’est pas un album de castafiore ou de diva, un album où tout ne serait qu’alibi sacrifié au chant-star. La beauté du disque est d’avoir su trouver un équilibre magique entre le contenu et le contenant, d’avoir su fournir à la chanteuse un cadre où elle est, sur chaque souffle, magnifiée et soutenue, sans avoir à en faire trop ou passer en force. Lives Outgrown est un disque bien meilleur que Third et un modèle de sensibilité faite pop. C’est idiot de le dire ainsi mais cela ferait un bel album pour passer l’arme à gauche.
02. Floating On A Moment
03. Burden of Life
04. Lost Changes
05. Rewind
06. Reaching Out
07. Oceans
08. For Sale
09. Beyond The Sun
10. Whispering Love