Le jeune homme a abandonné ses initiales-signature comme une mue et a choisi, pour son premier album, de laisser sur le côté cinq ou six morceaux composés ces trois dernières années qui l’avaient fait (un peu) connaître. Adrien Viot, anciennement AV et désormais juste Viot (et c’est déjà pas mal) est au moins autant un casse-cou qu’un indien. Son album sort en vinyle sur un label qu’il a monté lui-même, près de trois ans après que son Venus Bar a fait parler de lui. A l’échelle d’un début, d’aucuns parleraient de suicide organisé. Chacun sait qu’il faut battre le fer pendant qu’il est encore chaud et ne pas chercher à fuir l’œil du cyclone avant d’être tombé dedans. Viot ne semble pas avoir de plan de rechange et s’en tamponne. Il a en partie raison car son album parle pour lui : Astana est bien le grand disque qu’on attendait de celui qu’on suit depuis ses presque débuts.
D’aucuns diront qu’on s’emballe un peu vite et qu’il n’y a pas de quoi crier au génie. C’est à peu près tout le contraire. La pop française attend depuis quelques années maintenant quelqu’un qui est susceptible de réconcilier à nouveau les familles dispersées du Rock de France. Je suis sûr que vous aimez ces conneries de Game of Thrones avec ces familles concurrentes et qui se foutent sur la gueule, en faisant semblant d’être encore au Moyen-Age. Le rock de France ressemble à peu de choses près à ces territoires explosés. Cela fait trente ans que la Variété et le Rock français se livrent une guerre sans merci. Ils se castagnent la plupart du temps, s’ignorent aussi souvent mais ne dédaignent pas de temps à autre partager le même lit dans l’espoir de donner naissance à un enfant élu qui pourrait enfin faire que les terres de Populoss et Elitoss se rejoignent. En attendant le patriarche Johnny Hallyday continue de brailler pour les gueux, tandis que le peuple rock, de plus en plus restreint, est divisé en de multiples chapelles confidentielles qui célèbrent des cultes divers pour Dominique A, Christophe ou d’autres types aux audiences limitées et déjà sur le retour. Depuis la mort d’Alain Bashung, aucun chanteur issu du peuple rock n’a été en mesure de pousser une chansonnette suffisamment habile et séduisante pour arracher durablement le peuple à la séduction variétoche. Le rock semble condamné à disparaître ou à finir dans les catacombes tandis que la Nouvelle Daube fait Bercy à la surface…. Vous voyez ce qu’on veut dire ?
Avec Astana, il n’est pas exclu que Viot sorte autre chose que le disque manquant, l’imam caché du rock français, ce machin qu’il devra s’excuser d’avoir fait pour garder sa crédibilité aux yeux des rockeurs mais qui a, pour l’heure, l’ambition d’être juste un disque admirable qui peut séduire aussi bien les types qui aiment le Velvet Underground, Joy Division et Manset et ceux qui ne crachent pas sur Johnny, Calogero ou on ne sait pas quel autre naze. Astana est un album ample, exigeant et écartelé entre les genres. C’est un album monstre et séduisant comme son auteur qui témoigne, chez Viot, d’une assurance et d’une audace presque insensés. Le disque est pétri de qualités, organisé autour du thème clé attendu qu’est l’amour ou plus justement cet instant précis où celui-ci se transforme en son contraire (le désamour, la trahison, ou ce qui revient au même la foi). Viot manie les références pop comme s’il s’agissait de sa langue natale : il parle le mancunien avec la basse, le cinématographe par les beats, le new wave par sa mère et sa guitare. Il écrit comme Daniel Darc et fait tomber des rimes molles avec le même sens de l’assonance crasse que Gainsbourg, Murat, Bashung ou Raymond Devos dans leurs meilleurs jours. Il ose des horreurs pour que cela sonne bien et fait des poèmes pour les oreilles avec des queues de cerise à eau de vie. Viot peut vous hanter la nuit et faire chanter votre mère (à poil) sous la douche comme si elle avait encore vingt ans. On aura beau dire : ce n’est pas donné à tout le monde et on ne voit pas qui d’autre l’a fait depuis dix ans. Cela mérite qu’on aille voir au plus près de ces 11 titres.
1. Rouge : Le disque commence par annoncer la couleur. Rouge. La musique est réduite ici à une pulsation de syncope ou de western. Commencer par ce morceau relève presque de la provocation : c’est lent, c’est atmosphérique. Le refrain ne refraine pas du tout. Rouge sert à donner le ton et à créer la liaison. Il va falloir faire confiance à Viot, se laisser faire et suivre son rythme, entrer dans sa cellule de moine chanteur. Rouge est un sas, un ticket d’entrée. Le texte est magnifique, très écrit, rappelant la poésie d’un Jean-Louis Murat. Rouge est l’anti Venus Bar, sans tape à l’œil, sans effet excessif, d’où probablement sa place à l’ouverture. Viot présente son dispositif, l’importance égale donnée à la musique et aux paroles. Cette idée aussi qu’il ne sert à rien de se précipiter et que la chanson peut parler quels que soient son rythme et son tempo. Etrange façon de souhaiter la bienvenue.
2. Devenir Un Indien : Après l’accueil au ralenti, Viot annonce le thème principal avec ce titre virtuose. L’effet est immédiat, sans que le tempo soit beaucoup plus rapide. Tout est là : l’image enfantine qui tue(l’indien, la flèche), la basse hypnotique, le thème à l’eau de rose et l’hyperviolence passionnelle qui le prolonge en film noir (la trahison amoureuse, le meurtre projeté). La guitare de Vincent Béchet, le fidèle de la première heure, fait la majeure partie du boulot dans un registre singulier. Devenir un indien est un titre à la fois austère et tubesque. Il rappelle ce qu’avait fait Viot pour Lescop, en plus puissant et efficace. La voix est solide, travaillée mais garde une sorte d’accent des faubourgs qui lui confère une certaine dangerosité. Dans sa diction, et sa manière d’aplatir les dernières syllabes, Viot chante comme il rapperait, en posant ses queues de vers sur son souffle court. Cette technique donne une fragilité et une urgence au chant qui se transmet de titre en titre.
3. Honey : Cela faisait une éternité qu’on n’avait pas rencontré un morceau aussi envoûtant. L’univers est clairement rock, option Perfecto malsain et répétition rockab à la Tav Falco. Là encore, il est question d’une tromperie qui, découverte, conduit à l’obsession et à la menace. La poésie est bancale et magnifique. « Tes yeux mouillés n’effaceront pas les faits ». La sentence est aussi radicale et sans concession que la musique qui bat à l’arrière-plan. Viot joue à Jon Spencer qui joue à Jim Morrisson qui joue à Elvis mais le registre reste très chanson, tendu comme une prière ou un long lamento que le narrateur adresse autant à l’autre qu’à lui-même. Honey est l’exemple même d’une chanson « à la limite » du mauvais genre/goût et qui reste du bon côté. C’est sur ce type de morceaux que se construit la qualité d’un album. Quand les chansons qui pourraient mal tourner font le choix inverse, la partie est gagnée.
4. Renaissance : Le titre divisera d’emblée avec ce vers d’entame « Tu pourrais bien compter sur moi/pour un nouveau souffle grivois/ Je ferai de mon mieux », à la limite du grotesque. C’est « l’effet Murat », le dérangement produit par l’irruption d’une parole poétique énoncée en langue vernaculaire dans une chanson populaire. Renaissance est le titre pivot d’Astana. C’est ici que l’album va devenir ce qu’il est : un grand album de chansons et de rock à la fois. Le rythme est ralenti à l’extrême, la musique raffinée et soyeuse. La production est épatante, renforçant cette idée que le chanteur évolue dans un écrin, dans une bulle, un rêve. Le reste est un sans-faute remarquable : le jeu de guitares est d’une précision redoutable, sans une note de trop. Le refrain est magnifique et Viot chante avec une langueur et une application qui renforcent l’émotion. Le pont qui intervient après 2 minutes 20 est une trouvaille de génie qui sera reprise sur le final. Viot revient a capella et susurre à notre oreille. Le truc n’est pas nouveau mais installe définitivement le personnage dans la séduction et le mystère. La dernière minute est tout bonnement fabuleuse.
5. Tout est enfumé : Viot a passé un peu de temps à Manchester. Il aime Cure et Joy Division. Ce morceau atypique de moins d’une minute fait penser à ces interludes qu’on trouvait parfois chez Robert Smith ou dans les productions de Martin Hannett. Un morceau au crachoir, électro sombre, pas fini mais déjà commencé qui repose sur l’écho lointain de ce qu’il aurait pu être. Tout est enfumé prépare le durcissement qui suit, annonce aussi la confusion et l’obscurité qui gagnent. La texture du son s’enrichit, s’étoffe, se complexifie.
6. Grand Action : l’un des morceaux phare de l’album et du dispositif Viot. Ici, on est dans le cœur du réacteur pop. L’ambiance est cinématographique. La mise en scène est partout. Le secret de Viot tient en partie dans la manière dont il construit son personnage de chanteur/narrateur. Comme chez Bashung, on retrouve cette position d’une proximité distante, d’une sincérité relative, d’une sorte de souveraineté gagnée par la force du verbe poétique et qui fait qu’on n’ose pas tout à fait approcher le sujet. Ce qui va distinguer Viot des chanteurs de variété, c’est la solennité de son texte, la posture élevée qu’il implique. Tout est (re)construction. La musique ne fait pour ainsi dire qu’illustrer ce positionnement. Elle est mécanique, stroboscopique, violente et propose comme un long travelling accéléré qui donne l’impression de projeter la scène entière dans le mur. C’est la vitesse et elle seule qui permet au théâtre romantique « de prendre » et au narrateur de coller à son désir sans débander.
7. Astana : Notre morceau préféré et le plus ambitieux. Le morceau fait 8 minutes et 39 secondes. C’est une cathédrale, ou plutôt une crypte de velours rouge, un vieil hôtel abandonné. On pense ici aux derniers travaux de Bashung. On retrouve la solennité, la majesté, la pompe décharnée et dépassée, la sécheresse d’un The Eternal aussi. Le texte reste près du corps, en lambeaux, comme en pièces détachées. On n’est pas dans la fluidité d’un morceau comme la Nuit Je Mens, dans le mouvement du voyage mais dans la confusion la plus totale et l’évanescence du surplace. Le narrateur fait face à un spectre fumée qui danse et se contorsionne devant lui. Astana est un personnage de légende, mystère, homme ou femme, souvenir ou fantôme. C’est du grand art mais qui n’abuse jamais de sa domination sur vous. La narration musicale s’appuie sur une vrai économie de moyens, une lenteur qui donne au morceau une puissance classique instantanée.Le travail de production est par ailleurs épatant.
8. Un Métier : Le titre parle de l’écriture et de la vocation de Viot pour l’observation et la poésie. C’est le seul morceau qui évoque ce sujet et il le fait très bien. Le texte est magnifique, la musique suggère le coût payé par le poète pour ramener des histoires et des émotions. La profession de foi est très rimbaldienne, véhiculant cette image d’un poète qui doit ouvrir les yeux et accueillir l’autre pour produire l’image poétique pensée comme un témoignage du temps. Viot renvoie à la mythologie du poète habité telle qu’elle se construit au XIXème siècle. C’est le poète maudit, à la Byron et consorts qui termine ici par un somptueux et déchirant « Je veux l’enfer ». Le thème est ardu mais le traitement séduisant.
9. Pars : Pendant au Devenir Un Indien du début, Pars est un nouveau tube en puissance. L’amant est congédié et emporte ses affaires. Le chanteur tire sur la corde sensible et se met en position de faiblesse. La musique est quasi gothique. C’est une sorte de mini Love Will Tear Us Apart où le quotidien est abordé avec tout le sérieux d’un dispositif cold wave. Le chant est là encore mécanique, influencé par la scansion hip-hop en quasi spoken word. Sur l’ensemble du disque, Viot arrive à jouer à la perfection autour de différentes approches du chant. C’est quelque chose d’assez singulier dans la chanson française qui fait souvent le choix de renoncer au chant pour… autre chose. Viot évolue dans différents registres. Il peut chanter vraiment et donner de la voix mais aussi parler ou presque slammer. Ici, les différents registres sont mêlés et c’est très réussi. Le refrain est intense, simplissime comme dans tous les bons tubes et on ressent véritablement l’émotion dans sa chair. La basse qu’on entend particulièrement autour de la 3ème minute est très hookienne. L’ensemble est impressionnant de simplicité et d’efficacité.
10. Nu : Plus on avance et plus le chanteur/narrateur prolonge sa démarche de mise à nu. Astana fonctionne comme une élévation, un mouvement vers l’essentiel. La démarche est un peu mélodramatique et renvoie au romantisme de Viot, mais donne à Astana une cohérence redoutable. On comprend pourquoi l’album a pris autant de temps. On a le sentiment que ce mouvement vers l’ascèse et une dimension quasi religieuse est pensé, parfaitement réfléchi. Nu est peut-être la chanson la plus belle de l’album. Elle est juste sur chaque note, sur chaque mot. La voix est très mise en avant et littéralement bouleversante. Emotionnellement, c’est un grand moment.
11. Parce que c’est vous : le dernier titre marque un retour aux affaires terrestres. Le morceau est presque primesautier comparé au précédent et conclut brillamment un ensemble composé d’allers-retours audacieux entre le film/la vie, l’extérieur/l’intérieur, l’aventure intime/l’épopée. Ce jeu entre le dedans et le dehors est permanent chez Viot et donne à l’album un côté extrêmement contemporain. L’interrogation levinassienne (la maison, l’attachement) est centrale dans une période heurtée. Viot incorpore ce questionnement sous un mode métaphysique et amoureux à sa propre musique/substance. Il s’en dégage une forme d’ouverture au monde et à l’autre, en même temps qu’un sentiment de crainte et de fascination. Parce que c’est vous évoque ces contradictions entre l’offrande (« merci merveilleux public ») et l’angoisse timide du réprouvé qui se tient seul devant nous. Tout ici se résume à une question de délicatesse, une simple « suggestion de présentation » comme on dit dans les prospectus. La mise de Viot est aussi impeccable que sa « mise à disposition ». Le secret d’Astana tient probablement dans la manière qu’il a de trouver, sur chaque morceau, la distance idéale entre notre oreille et nous.