Magnifique anomalie de l’Histoire, les Thugs, groupe français qu’on connaît généralement comme le « groupe signé sur le label de Nirvana » (Sub Pop), n’avait pas encore sa biographie officielle. A voir le succès immédiat et incontestable du crowdfunding lancé par l’éditeur Le Boulon en soutien au projet, le livre que signe aujourd’hui Patrick Foulhoux, journaliste rock clermontois et activiste indé-punk respecté, était très attendu et a suscité l’intérêt d’un paquet de fans, semblant créer comme à l’époque de la reformation du groupe une troisième vague d’intérêt conséquente et significative. Ecrit en lien direct avec l’ensemble des protagonistes, le livre de Patrick Foulhoux s’est accompagné d’actions main dans la main avec le staff de Nineteen Something qui administre aujourd’hui la destinée (artistiquement) posthume des frères Sourice et a amplifié le mouvement d’intérêt, symbolisé (aussi) par la préface que signe la superstar alter Virginie Despentes.
Avec le livre en main et les oreilles collées sur une discographie qu’on avoue ne pas connaître sur le bout des doigts, on se dit que cette Radical History valait le déplacement et qu’il était particulièrement salvateur, à l’heure où l’écosphère indé se recompose ou décompose sous nos yeux, de retracer cette épopée d’un autre temps, à la fois magique et qui a laissé, derrière elle, en plus d’une légende immaculée (énergie, enthousiasme et jeunesse punk), des traces discographiques (de Radical Hystery en 1986 à Strike en 1996) tout à fait admirables et qui, surtout, n’ont pas pris beaucoup de rides. On laissera aux spécialistes le dernier mot pour savoir si les Thugs sont rétrospectivement le meilleur groupe de rock français de tous les temps. On a toujours pensé que Sloy (qui a croisé leur route à ses débuts) évoluait dans une division supérieure (les textes sans doute bien plus travaillés, la musique plus savante) mais eux n’ont pas eu l’aura attachée à une carrière américaine, même si celle-ci est ramenée, en toute humilité, à sa juste proportion : une tournée exceptionnelle mais roots et à la petite échelle d’un label qui attendait encore l’explosion grunge à venir.
Comme on n’a pas prévu de se changer en page Wikipédia, on ne va pas s’amuser à raconter ici l’histoire du groupe, formé à Angers en 1983 (après tout de même six ans de pratique sous une autre étiquette) autour de deux frangins (Eric et Christophe Sourice, donc) et de deux amis à eux, Gérald Chabaud et Thierry Meanard. Ces quatre là forment le groupe originel, lequel sera relevé en 1988 par le switch entre Gérald Chabaud et le jeune frère sourice Pierre-Yves à la basse, ouvrant sur le deuxième âge du groupe. Line-up stable dans l’ensemble et fraternel, innocence de l’âge punk et surtout appétit de conquête intact, voilà ce qui caractérise le groupe, lequel par la force de son engagement, une manière de partir de tout en bas pour se faire connaître, parvient à attirer l’attention des anglo-saxons (via une connexion franco-londonienne que Foulhoux explique parfaitement) et à devenir un point d’intérêt (on ne disait pas hype à l’époque) du petit monde indé.
Le reste se passe de commentaires : tout est dans le livre d’ailleurs, parfaitement détaillé et raconté, étayé et illustré. Le bouquin lui-même est très complet, fourmille de détails et est magnifiquement mis en page et garni de photos et de documents inédits et provenant de la collection personnelle des membres. C’est un bonheur. Patrick Foulhoux fait le choix toujours osé de la biographie orale pour ce livre qu’il compose donc en associant, par ordre chronologique, la parole recueillie avec soin et attention des membres du groupe, de leur sonorisateur, manageur, compagnons de route, dans une sorte de mausolée testimonial splendide et imposant. Disons-le, ce parti pris de la biographie orale va comme un gant au groupe : cela donne un tableau vivant et à hauteur d’hommes d’un groupe qui ne s’est jamais vu plus grand qu’il n’était. Cela nous montre à quel point ces hommes là étaient des hommes communs, des gamins passionnés et embarqués dans leur propre rêve de musique. Les Thugs n’ont jamais été GRAND CHOSE à l’échelle des énormes forces qui agitaient le rock à l’époque mais ont été l’une des petites choses qui ont compté, livrant une poignée de titres immortels et qui aujourd’hui encore s’imposent comme de grands et bons morceaux. Les 10 titres qu’isole Patrick Foulhoux en fin d’ouvrage sont essentiels et forment un corpus qui n’a pas d’équivalent à l’échelle française dans ce genre là.
La parole, ainsi mise à plat et sans recherche du spectaculaire, dessine une légende presque ordinaire, banale et qui restitue toute l’innocence de cet âge du rock indépendant. On suit les Thugs avec émotion en studio mais aussi sur la route, de niveau en niveau, dans une ascension presque miraculeuse et seulement motivée par un amour sincère de jouer ensemble. La parole des frères Sourice est noble, parce qu’elle reste humble et amicale. Elle est subversive parce qu’elle livre parfois au détour d’une confidence l’inquiétude d’avoir été trop grands parfois, trop éloignés du rêve originel. Emerge ainsi, à travers ces mots, une forme d’éthique formidable, inquiète parfois, et qui illumine l’ensemble du récit.
Le revers de ces qualités est qu’on perd dans ces témoignages la mise en perspective que seul peut opérer un narrateur/biographe… qui en rajoute. Le récit est sec et débarrassé de toute tentation de faire légende. Les anecdotes sont plutôt rares et l’on aurait aimé que le récit de cette conquête des Etats-Unis tutoie par moment l’épique. Foulhoux fait le choix de la parole rapportée et s’interdit l’emphase. On aurait aimé se faire petite souris dans le studio, dans le camion de tournée, dans les coulisses des concerts clé donnés en 1994 dans les jupes des Breeders, dans les soutes des Nirvana d’avant l’explosion. On aurait aimé que les frères Sourice en disent plus sur la moralité de toute cette histoire là et que le biographe nous aide à en tirer des leçons de vie. Paradoxalement, s’il est plus vivant que vif et s’il donne à voir le plus humain des groupes de rock humain, le livre manque parfois de chair, de détails croustillants et de cette vie qui grouille sous l’oeuvre. Les engueulades sont balayées rapidement, à l’exception de la séparation, sur l’usure, magnifiquement rendue. Mais ce n’est qu’une remarque mineure quand on a pu dérouler ces 270 pages et quelques, avec le sourire aux lèvres et l’esprit vingt ans en arrière.
Radical History est une magnifique tranche d’histoire, un ouvrage irréprochable, au service d’une épopée exemplaire. C’est un livre qui donne envie de revenir à la musique des Angevins, de s’y replonger et de s’y rafraîchir. Autant dire un cadeau de Noël (si tant est que…) de premier plan pour les vétérans de l’ancien rock/monde.