Il n’y a pas grand monde aujourd’hui pour défendre la place de Zooropa (la chanson et l’album qui va avec) dans la discographie de U2. Pas grand monde parmi les fans de la première heure qui y voient un point d’inflexion majeur vers un « Bono planétaire » obsédé par la politique, les médias et les engagements de tous ordres et donc moins rock et musical. Pas grand monde parmi les amateurs de vraie musique à guitares qui pensent que cet album est trop élaboré et expérimental pour rivaliser avec d’autres séquences plus riches en tubes et en refrains mémorables. Pas grand monde jusque dans les rangs du groupe puisque The Edge considère la chose au mieux comme « un interlude« , tandis que Bono lui-même a déclaré qu’après avoir pensé que « l’album était un vrai coup de génie à sa sortie », il avait réalisé que « leur savoir-faire et leur discipline pop les avaient abandonnés sur ce coup-là, les laissant avec un album « sans hits » » hantant leur discographie comme un canard sans tête.
Coincé dans leur discographie entre un Achtung Baby, puissant et mémorable, qui avait réussi non seulement à sauver le groupe de l’explosion mais aussi à relancer commercialement sa carrière, et son prolongement naturel et technologique Pop (décevant commercialement mais plus estimé du public), Zooropa fait figure de vraie tâche transgenre et d’album mal aimé, avant que Bono et les siens ne choisissent de redémarrer la puissante caravane rock qui entre All That You Cant Leave Behind et Songs of Experience emportera tout sur son passage et les installera pour longtemps au firmament du rock mondial. Paradoxalement, Zooropa marquait en 1993, par sa prise de risque, ses influences novatrices et son mode d’enregistrement un instant de bascule essentiel pour le groupe et un moment de l’histoire où le groupe aurait pu choisir de devenir intéressant et moderne plutôt que rayonnant et patrimonial.
Gibson, l’écrivain, pas la guitare
Reprenons les choses par le début. Zooropa est, ce qui n’est pas si fréquent chez U2, un album qui ne découle pas tant de l’improvisation (la technique favorite du groupe étant le jam) que d’une intellectualisation progressive de références apparues chez eux durant la tournée ZooTv et que le groupe avait à cœur d’incorporer dans son processus créatif sans attendre. Les sources de Zooropa sont de deux ordres : politiques, d’une part, avec la volonté (pour Bono au premier chef) de réfléchir à l’évolution de la société européenne dans son ensemble au regard des menaces d’explosion portées par le déclenchement (au printemps 92) de la guerre en Bosnie, littéraires, de l’autre, avec une réflexion autour de la société du spectacle et l’émergence d’une forme de dictature de l’image découlant de la lecture, notamment, de la Sprawl Trilogy de William Gibson (Mona Lisa Overdrive sort en 1988). Bono et The Edge ont le sentiment que les temps changent et qu’une nouvelle société, plus violente, plus globale, va voir le jour, que décoder la virtualité (le cyberspace digital de Gibson) va s’avérer la clé et que la musique doit se projeter rapidement vers cet horizon. La réflexion est amorcée avec la tournée Zoo TV qui met en place un dispositif scénique complètement rénové et qui rompt brutalement avec la relative austérité classique du groupe jusqu’ici. Bono devient un agent viral du spectacle. Zooropa amorce, musicalement, la grande translation. C’est du moins avec cette idée que le groupe profite d’un temps de liberté de quelques mois pour repasser en studio et tenter de donner corps à un nouveau style musical susceptible de rendre compte des nouvelles forces en présence mais en leur insufflant un positivisme régénérateur qui serait assez puissant pour contrecarrer la vision noire parfois véhiculée par les références initiales.
Zooropa veut opposer à l’éclatement de l’Ex-Yougoslavie, le souffle de la libération de 1989, l’énergie du rêve européen, tout en prenant en compte la fragmentation médiatique ambiante ainsi que la multiplication des émetteurs. L’ère du couplet/refrain a vécu. Zooropa est un chanson collage qui provient de l’assemblage de deux pièces pensées séparément et qui n’ont d’abord à peu près rien à faire ensemble : la première est un assemblage de slogans publicitaires, monté sur une sorte d’intro ambient, vaguement électro et quasi drone, assortie d’un crescendo de guitares que le groupe conçoit en studio bien aidé par le producteur Flood; la seconde est découverte, excavée presque depuis les bandes d’avant-concert, comme une mélodie perdue dans un bœuf réalisé pendant les balances. Le groupe n’a alors pas en tête la réalisation d’un album entier mais Bono tient son concept. Après Zoo TV, Zooropa, une sorte d’uchronie européenne où le groupe propulse, à travers une narration-concept, deux personnages imaginaires dans un continent d’anticipation. Le futur est à portée de main, venu à la fois de Blade Runner et de Kraftwerk, harmonieux et vaguement inquiétant. Des néons, un mur d’image, l’espoir, le souffle épique : et c’est emballé. Larry Mullen Junior joue….de la basse sur l’intro, Eno rajoute des synthés, après que le producteur a mélangé l’ensemble des différents segments pour les faite tenir ensemble. Cut-up. Merci Burroughs. Le groupe prend peur devant le caractère expérimental du résultat et rajoute une instrumentation plus classique sur le début. Zooropa est alors ramené en terre de connaissance. Avec le recul, c’est-à-dire 27 ans plus tard, le caractère novateur du morceau ne saute plus aux oreilles. On croit entendre, à compter de la moitié du morceau, bien trop long par ailleurs un morceau de U2 et c’est à peu près tout.
https://www.youtube.com/watch?v=V8xcS4HKgNA
En avant toute !
Mais on ne doit pas s’y tromper. Ce U2 ne ressemble à aucun autre. L’histoire est en avance sur son temps. Les paroles sont remarquables, limpides, visionnaires presque.
Zooropa vorsprung durch technik
Zooropa be all that you can be
Be a winner
Eat to get slimmer
Zooropa it could be yours tonight
We’re mild and green
And squeaky clean
Zooropa fly the friendly skies
Through appliance of science
We’ve got that ring of confidence
Zooropa, c’est Burroughs qui parle avec Gibson, U2 qui semble s’accoupler avant l’heure à Sunn O))), à un moment où cela ne se fait pas encore, mais U2 qui se raccroche aux branches et tente de ne pas couper tous les ponts avec ce qui a forgé son succès. L’effet dramatique est renforcé par la mise en place du texte. La narration donne l’impression (comme dans Matrix, en 1999) que les personnages jaillissent littéralement dans la nouvelle époque, découvrent en même temps que Bono la splendeur de l’architecture nouvelle, sa lumière, son attrait. De ses meilleures chansons classiques, U2 retient le souffle, le crescendo, ce sentiment d’ascension que la guitare de The Edge est la seule à pouvoir rendre avec cette précision, cette sensation de décollage. C’est probablement là le secret de U2, cette manière qu’ont la voix de Bono et les riffs du guitariste pour suggérer, en phase, l’élévation et l’impression de grimper aux étoiles. Zooropa donne littéralement le sentiment de planer. La chanson n’est faite que d’un seul mouvement, sans couplet, sans refrain véritable. Il n’y a que le mantra qui se répète et semble, comme dans un jeu vidéo, permettre de progresser jusqu’au niveau suivant et enfin au final. Zooropa est une chanson constituée de son pur, d’un élan plus que d’une intention, c’est un saut dans le vide avec les bras écartés, une tentative remarquable et… pas complètement aboutie d’inventer quelque chose de nouveau.
Comme souvent avec les Irlandais, le reste de l’album relèvera du compromis entre cette idée de foncer vers l’inconnu, de se mettre en danger et une forme de protection qui ramène le disque vers un rock plus traditionnel. Zooropa, l’album, devient ainsi très vite une suite de traces peu faciles à lire, un champ de bataille ou les territoires d’influence se chevauchent et se contredisent. Les Anciens combattent les Modernes. The Wanderer contre Numb. Lemon contre Some Days Are Better Than Others. Qui est avec qui ? Et quand exactement ? Rien ne s’assemble vraiment comme il faudrait mais il y a dans cette chanson et quelques unes de ses semblables une séduction attachée à la tentative de rénovation qui leur donne un caractère que le groupe ne retrouvera jamais.
Futurisme
En 1993, pour des raisons assez similaires, Maurice Dantec publie la Sirène Rouge. Zooropa et la grande traversée européenne d’Alice et Toorop prennent racine dans les mêmes craintes, les mêmes observations, les mêmes symptômes du réel. Dantec propose une vision sanglante relevée d’un soupçon d’espoir. U2 confiera à Johnny Cash le soin de trouver le sens de l’existence. La quête d’une nouvelle ère est lancée. Zooropa se vendra correctement mais subira, progressivement, une relecture critique négative, avant de tomber dans l’oubli. Bowie, très attentif comme toujours, ira puiser dans le virage technologique du groupe, l’idée avec Eno aux manettes, d’Outside. Ce sera à peine deux ans plus tard et cela donnera rien moins que le meilleur album de Bowie avant son retour final. Hallo Spaceboy déferle sur les ondes. Bowie se réclame de Burroughs, de Gibson. Il ramène l’anticipation chez Chandler en terre américaine, mais la filiation n’est pas anodine. Outside est en quelque sorte une appropriation de la vision entraperçue par Bono et The Edge alors qu’ils travaillaient à Zooropa. Au lieu de prolonger l’effort, U2 préférera se consacrer au cirque qui suivra, monter en gamme, revenir aux bases et puis recommencer. Zooropa est l’une des dernières tentatives modernes du groupe d’exister autrement. C’est un espoir déçu mais, en tant que tel aussi, un vestige presque unique et chérissable d’une réalité alternative qui n’a jamais vu le jour. Que serait devenu U2 si le groupe avait suivi son instinct à ce moment précis ? La grandeur du groupe ne tient-elle pas à sa capacité à résister au changement ?
Dans le genre, Pop qui suivra mettra fin au suspense. L’expérimentation est une blague. Les chansons sont composées en mode fun puis triturées par des producteurs mercenaires et collaborateurs de fortune, qui acceptent de leur donner un cachet novateur. Tricky passe son tour, mais plusieurs y viennent voir. Le groupe y croit sans y croire. Le temps de la folie et de la SF est passé. A l’image de Staring At The Sun, l’une des plus belles chansons du disque, U2 est prêt à rentrer au pays et à remonter le temps. Plutôt que de dynamiter son univers, le groupe se lance dans le notariat.
Zooropa n’a jamais existé. Son message rimbaldien allait devenir par la suite une sorte de repoussoir ultime pour Bono et les siens, comme si le groupe n’avait pas supporté plus de quelques semaines l’idée de n’y rien comprendre et de se sentir déboussolés. Ni combat, ni boussole. Ni carte. C’est à partir de ce point d’égarement que le futur du plus grand groupe du monde se réécrirait. Ce n’était plus Gibson mais K Dick : passer du foutoir au fou, du paumé au dictateur. Mephisto pouvait prendre le flambeau.
And I have no compass
And I have no map
And I have no reasons
No reasons to get back
And I have no religion
And I don’t know what’s what
And I don’t know the limit
The limit of what we’ve got
Bravo analyse pointue, juste et intelligente. Vu sous ce jour cet album reste unique en effet à plus d’un titre …;)
Merci Antoine. Oui, j’espère que u2 retrouvera un jour l’envie d’expérimenter ou de sortir de sa zone de confort. Le groupe a ça en lui. Même s’ils ont fait des choses très bien depuis bien sûr.