Cela faisait un bail qu’on avait pas écouté un premier disque aussi puissant, fougueux, urgent, féminin, bruyant, électrique, amoureux. Pourtant prompts à gober tout ce qui arrive de nouveau des Iles Britanniques, il aura fallu le single Literary Minds pour nous convaincre que les Irlandais de Sprints n’étaient pas juste un nouveau feu de paille bruitiste. Leur premier EP (2022), Modern Job, était pourtant assez cool et on avait contemplé l’idée à l’époque de présenter le génial single punk Delia Smith, composé en l’honneur de la mère de la chanteuse et qui porte le nom de la cuisinière vedette de la télé anglaise. C’était évidemment une bêtise de ne pas en parler… car tout était déjà en place pour accueillir les chansons d’un Letter To Self qui est l’un des albums importants de ce début d’année.
Sprints est un groupe de Dublin, à quatre membres, porté par sa chanteuse et principale compositrice Karla Chubb. La jeune femme est le pivot et le moteur d’une forme de rage qu’exprime le groupe à travers ses chansons. Chubb écrit comme si elle composait sa biographie avec des gants de boxe, mais aussi en s’interrogeant sans cesse sur son identité de femme, jeune, au physique mi-gracieux, mi-lourd, souvent opprimée et pas tout à fait installée confortablement dans son homosexualité. Se nichent ainsi au coeur de ce premier disque, ce qui pourrait passer à tort pour des sujets tartes à la crème ou dans l’air du temps, comme l’angoisse, l’anxiété de genre, la souffrance féminine, le sentiment de révolte mais aussi le doute et le besoin de tendresse. Peu importe d’où cela vient (Chubb est irlandaise mais a vécu enfant en Allemagne, langue qu’elle utilise sur la chanson d’ouverture Ticking), mais ces éléments sont traditionnellement et ici en particulier de parfaits ingrédients pour nourrir une colère rock, une poésie enflammée et inspirée, pour faire, de la rencontre de Patti Smith (pour la qualité d’écriture), Siouxsie (l’aisance, la façon de tenir la note) et PJ Harvey (l’honnêteté, l’impudeur). Ce trio de références pourrait paraître écrasant, et là encore un peu caricatural, si Letter To Self ne présentait pas des qualités évidentes.
Avec ses 11 titres, le disque déménage. Le rythme est enlevé, fou, violent, rude et brutal. Mais il ne s’agit pas de lâcher les chevaux pour impressionner. Ticking est une excellente introduction, frontale, directe. La question posée par le morceau est répétée une bonne centaine de fois : Am I Alive ? Am I Alive ? Ce n’est pas une petite question. Comme la réponse ne tombe pas du ciel, Chubb s’emporte et devient folle. « Ils te donnent un petit truc et ils te l’enlèvent… » Lire : quelque chose te laisse dire que oui.. et puis non. Letter To Self est un album qui travaille autour de cette question de l’existence, du sens de la vie. C’est fait d’une façon un peu appuyée parfois (le titre 2 Heavy sonne comme une redite du premier où cette fois le doute se traduit par une incapacité à dormir…) mais, pas moins, disons que chez les grands groupes existentialistes que sont, entre autres, The Cure ou Placebo. On préfère toutefois quand Sprints ralentit le rythme et alourdit la rythmique façon Joy Division sur un Cathedral qui s’adresse autant aux parents de la chanteuse qu’à Dieu. Qu’est-ce qu’on fait quand on est gay, queer.. dans un pays catholique ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Le garage rock est ample, accusateur, profanateur. Il interroge et demande des comptes. Cathedral est l’un des meilleurs titres du disque. Mais il est loin d’être tout seul.
Sprints amène, passé un démarrage en trombe, d’autres choses à sa musique. La catharsis est toujours à l’œuvre. Il s’agit d’une expulsion, d’une compulsion, d’une grande sortie d’émotions, de frustrations, de questions. Mais elle s’exprime sous plusieurs formes : pop et joueuse sur Adore Adore Adore (ils ne me disent jamais que je suis belle / ils me traitent de folle) mais tragique, presque country rock sur un Shaking Their Hands flippant et à la progression remarquable ou encore vaguement burlesque à la façon des Dresden Dolls sur A Wreck (A Mess). Comme souvent s’agissant des albums importants : le message est unique. On pourrait dire que les 11 chansons expriment la même chose et ne pas se tromper de beaucoup, mais cette chose est dite avec une telle maestria que le disque ne l’épuise jamais, ne la répète pas. Shadow of A Doubt est une réplique d’abord mainstream puis cradingue, très riot girrls d’une progression lent/rapide, calme/sonique qu’on va retrouver presque partout ailleurs mais qui surprend à chaque fois et impressionne par son intensité. Le groupe est solide avec ses trois gars Colm O’Reilly (guitares), Sam McCann (basse) et Jack Callan (batterie) en soutien de leur chanteuse.
La parenté avec Siouxsie est frappante sur Cant Get Enough of It. Sur Up and A Comer, la narratrice en prend plein la gueule. « And you beat her like a drum« , chante Chubb. la caractérisation des situations manque parfois un peu d’incarnation, de détails, mais l’expression du sentiment et l’expressivité du chant compensent cette petite lacune. Letter To Self, dernier morceau du disque, laisse sur son final la parole à une chanteuse presque révélée à elle-même, épuisée mais apaisée. L’album agit comme une décharge, une détonation. Il faut en accueillir la vivacité et la violence comme elles sont, en sachant qu’elles seront impossibles à reproduire à l’identique par la suite.
Letter To Self est un album qui entre en vous par effraction, un disque qui fait irruption, chamboule tout et puis laisse un beau bazar, en même temps que quelques traces amicales. On n’est pas certain qu’il autorise grand chose de mieux à ses auteurs après ça mais cela n’a pas tellement d’importance. Il n’est pas donné à tout le monde de frapper aussi fort et juste du premier coup.