L’été n’a pas encore imposé ses rayons brulants ni le tumulte de ses plages bondées qu’il nous prend à rêver aux cieux d’août où nos yeux pourront se perdre à la recherche du « ciel étoilé au-dessus de notre tête et de la loi morale en nous ». De ces scintillements, nous rechercherons à puiser le temps sans l’épuiser, mêlant l’ardeur pressante des sueurs chaudes à l’implacable fraîcheur des contrées où l’hiver est une seconde peau.
L’été n’est pas encore là que déjà Arooj Aftab nous en raconte les nuits au clair de lune et le règne des fins ultimes où tout rêve est permis.
L’été n’est pas encore là que la chanteuse pakistanaise émigrée à Brooklyn a fait de la nuit l’objet de tous nos regards. Nuits d’été certes, mais aussi nuits déclinantes de l’automne, nuits boréales infinies, nuits écourtées, nuits blanches comme l’écume.
Il fallait bien, pour cette célébration multiple, la sophistication du jazz contemporain, les arpèges délicats d’un folk non moins moderne et une production très proche des standards les plus élevés de la pop d’aujourd’hui. Il fallait que la nuit efface les différences pour mieux les confondre. Rien de mieux que la complicité de longue date de la basse filante de Petros Klampanis et les ornementations somptueuses de la harpe de Maeve Gilchrist, comme autant de notes issues de l’univers, pour mettre en valeur les magnifiques incantations en langue ourdou ou en anglais qui peuplent cet espace musical extrêmement dense. Du singulier à l’universel et de l’universel au singulier, voilà le chemin logique qu’Arooj Aftab nous propose dans cet album pertinemment dénommé Night Reign (« Le Règne de la nuit »). Chemin tout autant sensible qu’implacable.
Après avoir initié cet Aey Nehin qui nous berce d’emblée avec ces arpèges croisés de guitare et de harpe pour mieux nous faire lever la tête vers le ciel, Na Gul installe ses accords de piano tout en subtilité pour nous obliger à mieux nous enfoncer dans le mystère des cieux, à la manière d’un François Couturier et de son travail avec le Tarkovsky Quartet. Viennent alors, comme autant de signes venus du futur et des dieux, les sons de percussion répondant à la parole verticale de la contrebasse ; c’est un Autumn Leaves revisité qui nous rappelle la fugacité du temps et la finitude de toute chose, la fuite de nos amours les plus brulants étant magistralement signifiée par ce chorus de Fender Rhodes en pleine course.
Le temps avance, intrépide, comme une marche quasi-funèbre scandée par la basse « slapée » de l’impressionnant morceau Bolo Na dont la production a puisé dans une forme d’abstract hip-hop du plus bel effet (avec une seconde voix en mode mi-rappée, mi-récitée ; difficile de ne pas penser ici à Kate Tempest). Sorte de Nocturne à la Chopin, Saaqi nous fait flottants, comme si la nuit avait ce pouvoir incroyable de nous transporter dans un espace supra-lunaire où les lois de la gravitation n’auraient plus de prise sur nous, peut-être en nous ôtant la charge de nos corps, comme autant de fardeaux si lourds à porter.
L’étrangeté n’est pas en reste, car il faut bien avouer que la nuit transforme les choses visibles en ombres étranges, parfois inquiétantes, parfois joyeusement oniriques. Mais c’est bien d’amour que Last Night Reprise nous parle comme de la plus grande perfection :
Last Night, my beloved was like the moon
So beautiful…
So beautiful like the moon, even brighter than the sun…
La nuit n’est pourtant jamais dernière ; elle est toujours la succession d’une sœur, l’attente d’un enfant espéré. Fidèle aux figures poétiques classiques et de l’époque romantique, l’écriture d’Arooj Aftab trouve dans l’ivresse suggérée (Whiskey), le parfum de l’amour fou et de sa donation irrésistible sans limite. Le ciel ouvre la perspective d’un univers sans pollution où les fragrances du sentiment se déplaceraient comme autant d’effluves sorties tout droit de la bouche d’Aphrodite :
Your head gets heavy and rests on my shoulder
’cause you drink too much whiskey when you’re with me…
I think I’m ready to give into your beauty
And let you fall in love with me…
We’ll fade into the night
On waves of your perfume
I’m drunk and you’re insane
Tell me how we will get home…
Nous voilà confortablement lovés au sein de ce silence enveloppant, rassurant et tellement apaisant pour une sortie toute en émotion retenue avec ce magnifique Zameen en guise de dessert ; transpercés par cette voix incroyable qui emprunte les chemins modaux pour mieux tenir les longues notes de la vie à l’unisson de l’univers.
De ce métissage entre l’Orient et l’Occident, de cette voix qui nous amène autant du côté de Sade que de celui de Susheela Raman, de ce mélange entre modernité et intemporalité, gardons la douceur irrépressible qui enveloppe immanquablement nos cœurs. De cet hommage à la nuit qui règne, ou plutôt aux nuits plurielles qui font la diversité de nos êtres, chérissons la promesse d’un éther nous rassemblant toutes et tous, les yeux rivés sur les étoiles et la dignité accrochée à nos âmes.
« Imagine » disait Lennon…
02. Na Gul
03. Autumn Leaves
04. Bolo Na
05. Saaqi
06. Last Night reprise
07. Raat Ki Rani
08. Whiskey
09. Zameen