Si j’essaie de ne pas trop vivre dans le passé, j’avoue apprécier les petits moments d’égarement nostalgique, comme autant de doudous dématérialisés et de madeleines de Proust impérissables, et particulièrement ces jours-ci alors que le présent semble s’être figé. Le temps de l’attachement aux souvenirs anodins et des réminiscences heureuses est peut-être le mien aujourd’hui en écrivant ces quelques lignes. La musique m’a toujours accompagnée, plus loyale que tous les journaux intimes perdus ou volontairement abandonnés entre deux déménagements. En faisant récemment l’inventaire des albums qui m’avaient construite en tant que musicienne et chanteuse, je repensais d’abord à ceux qui avaient marqué au fer rouge ma créativité et un système de références (voire de croyances) esthétiques auquel je m’accroche encore, puis ceux qui avaient rendu certains épisodes chaotiques de ma vie plus supportables ou octroyé une puissance romanesque à de simples trajets solitaires en RER.
Feast of Wire de Calexico (2003) appartient à cette dernière catégorie : acheté en CD à sa sortie après en avoir entendu parler sur Ouï FM, écouté en boucle sur un Discman barbouillé de vernis à ongles, rayé, épuisé, écrasé au fond de mon sac militaire vintage, le digipack par endroits teinté de chocolat, de coca ou du vert émeraude de la pelouse du château de Saint-Germain-en-Laye. Passant ma dernière année de lycée à la maison, dès le début du printemps mes semaines étaient moins rythmées par les dissertations envoyées au CNED que par mes expéditions franciliennes, direction le terminus du RER A et les copains généreux en blagues, en gestes affectueux et canettes de bières. L’été 2003 je n’étais pas partie en vacances mais avais parcouru des kilomètres en Converse, les écouteurs jamais rangés, mes pas soigneusement calés sur le tempo de Sunken Waltz ou Close Behind. Des White Stripes à Marilyn Manson et Placebo, d’autres disques avaient évidemment compté à cette époque. D’autres qui avaient été plus partagés, plus liés à une histoire collective et générationnelle, à des trucs de potes et de contre-soirées dans la cuisine. Assez étiré, très instrumental et a priori trop jazzy Tex Mex pour mes goûts habituels, Feast of Wire était pourtant la bande-son idéale de mon road movie intérieur et initiatique. La chaleur des arrangements acoustiques de Woven Birds contrastait avec les escalators métalliques et les néons agressifs de La Défense. Quand le train démarrait, à l’aller comme au retour, je posais ma tête sur la vitre et contemplais le monde extérieur défiler, clippant ainsi par la seule force de mon regard et de mes pensées le sublime Black Heart (que je reprendrai presque dix ans plus tard avec TOOOD). L’intello emo que j’étais y trouvait parfaitement son compte.
Il y avait véritablement quelque chose de l’ordre du rituel avec cet album. Du samedi au samedi, au gré de bouillonnements adolescents éreintants, le soleil caniculaire piquait mes joues dans les rues bordées de pavillons tandis que Attack el Robot! Attack! envahissait mes oreilles amochées par les piercings DIY, puis mon cœur se serrait le soir aux premières notes de The Book and the Canal et No Doze. Pendant des mois, jusqu’à mes premiers partiels à la fac, cette monomanie musicale quasi fétichiste laissait peu de place à mes autres disques de chevet. Même Thom Yorke jouait sa place dans mon top 5 cette année-là. Néanmoins, malgré tant d’émotion, je ne crois pas être allée plus loin que ça dans la discographie de Calexico par la suite. Ce n’était pas par flemme, ni par crainte d’être déçue et encore moins l’expression d’un soudain manque d’intérêt pour le groupe que je suis toujours aujourd’hui, de loin. Ai-je peut-être voulu préserver du temps qui passe la beauté brute, organique et obstinée de ces bribes de jeunesse. De ce cœur éternellement noir mais ardent.
Astrid Karoual, auteur de ce texte, est photographe-vidéaste, art-thérapeute et membre du groupe TOOOD.