La solitude. L’isolement. Ce sont les deux notions/émotions qui occupent quasi intégralement l’espace du nouvel album de Grandaddy. Sept ans après Last Place, album dont la seconde partie, dépouillée et intimiste, annonçait pour ainsi dire le mouvement d’aujourd’hui, Jason Lytle donne le sentiment d’être seul à bord et de se tourner délibérément vers l’intériorité qu’il célèbre merveilleusement à l’entame sur le magnifique Cabin In My Mind. Le morceau fait penser au morceau emblématique d’un Brian Wilson/Beach Boys d’avant la grande retraite, In My Room, manifeste du repli sur soi, du retrait du monde et de l’ouverture, infinie, galactique, sur l’espace du rêve et de l’intérieur. La cabine de Lytle et la chambre de Wilson se tiennent côte à côte. On y trouve les mêmes posters au mur. La nature qui était au centre du rapport au monde de Grandaddy a disparu. Elle est remplacée par une perspective lointaine, étoilée et spatiale, où le chanteur envoie ses protagonistes à quatre ou deux pattes (Ducky, Boris and Dart, les chats du maître de cérémonie, son oiseau domestique) et où il les retrouvera peut-être. La technologie n’y est plus non plus, comme si Jed avait été balayé d’un revers de main, avec ses ambiguïtés et ses tiraillements.
Sur Blu Wav, il ne reste plus grand chose, juste Lytle/Grandaddy et sa guitare country, une pedal steel fauchée sans doute à un vieux bluesman de passage ou tombée du camion de Will Oldham. On retrouve bien sûr les synthés/claviers magiques du groupe à l’arrière-plan mais ils ne sont plus animés par la même vitalité que par le passé, condamnés à composer des enluminures downtempo, purement illustratives, qui rappellent le bon vieux temps. Blue Wav n’en est pas moins une collection de chansons, douces, lentes, presque mortes, qui est éblouissante et souvent bouleversante, au point de nous tirer quelques larmes. East Yosemite est un excellent exemple de ce qu’on trouve ici : juste Lytle, Lytle qui regarde en arrière, et qui fait jaillir avec une force quasi surnaturelle, et tout au ralenti, une nostalgie, une tristesse qui emportent tout sur son passage, sans jamais pourtant en rajouter dans le pathos et le drama, ni les effets de manche.
If they knew I carved into the bark of that old tree
Both our names divided by a heart designed by me
Well, I’d be in the county jail and wishing I was free
Deep in the interior of East Yosemite
If they knew I slept next to their famous waterfall
Glad to rest where I can’t text or accept any calls
Though that wall of sound would drown it all out thankfully
Deep in the interior of East Yosemite
Deux couplets et deux images splendides : le cœur gravé sur un arbre et qui sépare les deux noms… un campeur qui dort près d’une cascade, coupé du monde. Il est possible que notre passion pour Grandaddy ait pris corps dans les rebonds qu’offrait la musique de Lytle, dans sa capacité à exploser parfois sur un refrain, un crescendo de vie, à devenir (presque par un hasard) tubesque, radieuse, porteuse d’espérance. Tout ceci a disparu. Certains regretteront que tout soit lent ici, pas tout à fait résigné mais tout de même abattu et raplapla. Cela sent la fin du voyage. Mais Grandaddy ne cède jamais sur la grâce, comme si dans ces morceaux presque éteints l’étincelle brillait toujours. Difficile, par exemple, de faire plus mou et moins dynamique que Jukebox App. Lytle y tient cet étrange discours : « More credits don’t let it go on/ Or I’ll play more songs/ More credits don’t let this go on / Or I’ll play all our songs », comme s’il menaçait de nous tuer à force de répétition, s’il n’obtenait pas ce supplément de vie/d’âme/d’amour qu’il réclame. Blu Wav ne haussera jamais le ton, Watercooler, l’un des premiers morceaux dévoilés, restant peut-être ce qu’il y a de plus proche d’une envolée pop. On A Train Or A Bus raconte l’histoire d’un amour à l’arrêt, d’un cœur mort que le mouvement et le voyage ne transportent plus nulle part. Bizarrement, et c’est une des faiblesses de l’album, Grandaddy reste pourtant à la surface de cette tristesse qui le cloue au sol, se contentant d’en décrire les symptômes, les manifestations sensibles plutôt que d’en décortiquer les ressorts. La pudeur est immense. L’être aimé a disparu. On est plus dans l’affliction et la plainte que dans l’introspection. Rien n’est révélé, rien n’est dit.
Si les chansons sont souvent très émouvantes, le manque de variété pèsera certainement chez ceux qui aimaient les progressions du groupe. Blu Wav est un disque triste, pas tout à fait pleurnichard mais sûrement apitoyé. Il n’en reste pas moins un beau témoignage de chagrin, un modèle dans l’expression du genre qui fait penser, en moins brillant, au I See A Darkness de Will Oldham justement, dont il taquine la noirceur et la manière de toucher le fond avec des moyens quasi opposés. Sur le final, Blu Wav Buh Bye, il ne reste plus rien à chanter. Le son se fond dans ce qui ressemble à une disparition, une montée vers le ciel ou l’espace. La plus belle chanson du disque, Nothin To Lose, a été jouée juste avant et il n’y a plus rien. Grandaddy est mort. C’est écrit noir sur blanc.
Cut and run toward the sun
Our work here’s done
Hang a right
Those distant lights
That’s me tonight
On aimerait que ce disque soit le dernier du groupe. Cela lui donnerait un sens. L’essence de l’indie rock n’est-elle pas après tout de dire à quel point on est triste et seul ? Si c’est le cas, Blu Wav touche dans le mille.
Bye bye.
02. Cabin in My Mind
03. Long as I’m Not the One
04. You’re Going to Be Fine and I’m Going to Hell
05. Watercooler
06. Let’s Put this Pinto on the Moon
07. On a Train or Bus
08. Jukebox App
09. Yeehaw Ai in the Year 2025
10. Ducky, Boris and Dart
11. East Yosemite
12. Nothin’ to Lose
13. Blu Wav Buh Bye
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