Cela fait plus de dix ans maintenant qu’Interpol nous invite à chercher sur chacun de ses albums les traces du groupe qu’on avait adoré jadis. Turn On The Bright Lights tourne encore régulièrement sur notre platine. Avec le recul, c’est l’un des plus beaux albums rock de ces vingt dernières années. Il y a sur Marauder, le sixième album du groupe, plus de raisons de croire en Interpol que sur les deux livraisons précédentes. Flight of Fancy (titre 4) est un morceau excellent qui donne le sentiment qu’on pourrait enfin revivre avec Banks et sa clique comme on vivait par le passé : sur un bon rythme, suspendus dans un hors du temps urbain et crépusculaire d’où pendraient des bribes de sens, des images vaguement fashion de mannequins, de soirées interminables et d’errances. Interpol vendait de l’émotion comme on vend des lignes de coke, sous le manteau pour des danseurs essorés qui ne se referont jamais. C’était bio et beau à la fois mais cela n’aura pas duré.
« Who reigns in that silence/ When you sleep in the afternoon/ You reach out to emptiness/ Until the reaching out feels empty too. » Les textes de Paul Banks sont souvent marrants mais il serait faux de dire qu’ils ne comptent pas ou n’ont rien à dire sur le groupe. On peut les faire parler comme on veut. Interpol a toujours été un groupe creux et vide, paré d’une jolie enveloppe. C’est pour cela qu’il plaisait tant aux gens supposément intelligents. Le groupe a toujours eu une manière bien à lui de chanter l’ennui et le vague à l’âme. Il fallait bien s’occuper, passer le temps et tenter de se procurer une émotion ou deux pour relever l’attente. Cela fait dix ans qu’Interpol ébroue sa musique dans des mid-tempos qui ne décollent plus. Cela fait dix ans que la basse a disparu. C’est le chanteur qui la tient mais on ne l’entend plus. Le groupe ne manque pas d’atouts : Sam Fogarino est un bon batteur solide mais on n’a jamais composé des morceaux à la batterie (ou alors c’était il y a longtemps). Daniel Kessler fait l’admiration de nombre de guitaristes de la jeune génération pour la vivacité de son jeu mais il n’est pas certain qu’il ait eu un grand rôle à jouer durant l’âge d’or mélodique du groupe. Paul Banks ? Le joyau de la couronne donne le sentiment de s’en foutre comme de son premier live. Cela fait partie de ses qualités. Banks fait ce qu’il sait faire et sauve plus de la moitié des titres de ce nouvel album en faisant comme s’il ne savait pas que tout le monde avait perdu la main. If You Really Love Nothing, le single, doit presque tout au chanteur. Il est là pour ça après tout mais l’effet nous saisit à chaque fois. Qu’est-ce qu’il veut dire par là ?
« When I find my home / The next artery/ Splendid I bled my whole life/ So it’s probably a kiss/ Goodbye then. » C’est à devenir dingo. Rajoutez Kirsten Stewart dans le clip et Interpol devient le plus grand groupe du monde, juste à l’enfumage et au mirage. Parfois le groupe a tout compris du rock et puis cela ne marche plus. The Rover ne ressemble à rien ou alors à tout ce qu’ils ont fait avant. On voit tous les trucages. Beurk, comme c’est moche.
Ce qui cloche te rend plus fort
Prenez Mountain Child (titre 6) : qu’est-ce qui cloche vraiment ? Le titre est puissant, inspiré, épique et peut-être l’un des plus intenses et épatants composé ces dernières années. La batterie est énorme. Banks est à son avantage. Mais la fin est bâclée et le tout manque d’impact. On peut appeler cela du gâchis ou un tir manqué. Le producteur Dave Fridmann n’a pas mérité son chèque. Le boulot n’est pas fini et le son de l’album est trop compacté pour parvenir à respirer l’électricité et la violence. La tentative de sonner « à l’ancienne » fonctionne épisodiquement et on se retrouve face à des titres qui ne présentent aucune unité sonore. Parfois ça passe comme sur le bien cool NYSMAW, où l’évocation du fantôme de Prince fait son petit effet. Banks a la classe internationale. « Now you’ve seen me at work. Are you excited dear ? ». C’est exactement ça : la balade du dandy fatigué. La classe qu’on balade de cocktail en cocktail avec des filles qui viennent nous picorer les impuretés au creux des aisselles et autour des boules (comme ces petits zozios sur les dents du crocodile). Qui est-ce qui trouverait cela exaltant ? Le titre ne dure que 3 minutes et 16 mais on a l’impression qu’il en fait 8 ou 10 tant on y trimballe d’ennui. Interpol a un corps qui pèse trois tonnes. C’est une montagne qu’il faut secouer pour faire vibrer, le genre de monstre qu’on ne peut pas réveiller sur chaque titre mais dont un tremblement de derme suffit à rappeler qu’il a plus de rock épuisé en lui que les trois quarts des autres guignols qui ont pris sa place. La plupart des morceaux ne font même pas frémir la première couche. C’est juste pour faire semblant mais c’est beau quand même. Surveillance ressemble à du Interpol : c’est chiant, beau et vibrant. Le troisième oeil s’ouvre à démi. Il n’y a rien de rien, juste le souvenir du son qu’il pourrait y avoir à la place.
La voix, la guitare, la batterie. Mais qui a chouré la basse bon sang ? Banks en joue comme il chante : en faisant semblant d’y être alors qu’il s’est fait bouffer par la télévision et n’écoute plus que du rap dès qu’il rentre chez lui. Il faut être sacrément fortiche pour emballer des titres avec ça mais Interpol touche parfois au sublime. Même quand il n’y a plus rien, il y a encore l’ambiance, l’âme, le brouillard d’antan.
Enfin la fin du rock (et ta soeur) ?
Marauder est un album plus que chouette. On pourrait le prendre comme exemple pour prophétiser la fin du rock. Sauf que… sauf que c’est juste, à sa façon, le début de la fin d’Interpol et que le groupe pourrait faire durer ça, pour les idiots comme nous qui en redemandent, pendant deux décennies encore. On y serait toujours. Là, à dire du bien du cadavre qui bouge à cause des vers qui sont dedans.
Il y a quelques purges comme Complications mais pas mal de bonnes choses comme Number 10, un vrai bon morceau (mal produit) qui dégage un brin de vie avant de filer le bourdon. Party’s Over et It Probably Matters forment une conclusion volontairement saisie sur le vif et décalée qui ne fonctionne pas mal. Fridmann s’amuse à faire semblant de n’avoir jamais été là. C’est sa façon de faire mais il n’est pas certain qu’il ait rendu de grands services ici.
Marauder ressemble à Suite(s) Impériale(s), le roman de Brett Easton Ellis qui était la suite de Moins que Zéro. C’était un roman complètement raté par rapport à l’original mais on était suffisamment heureux d’y retrouver les personnages, les situations et le style du premier livre qu’on en a dit plutôt du bien. Le plaisir qu’on y a pris n’était qu’une réplique dégénérée du plaisir qu’on avait éprouvé vingt ans avant. Interpol a tout compris du rock. Il rejoue ses meilleurs morceaux en en donnant des versions en mode ADN dégradé. Et on fait semblant de faire semblant de les trouver aussi bonnes et ennuyeuses que les précédentes.
« C’est ainsi qu’on fabrique un fantôme », chante Banks sur le beau Stay In Touch. « Watch how you break things you’ll learn the most/ Something about the one that negates hope/ Marauder chained of no real code. » Marauder est écrit à l’encre sympathique. Tous des fantômes. Sauf ma mère et ma soeur.
02. The Rover
03. Complications
04. Flight of Fancy
05. Stay in Touch
06. Interlude 1
07. Mountain Child
08. NYSMAW
09. Surveillance
10. Number 10
11. Party’s Over
12. Interlude 2
13. It Probably Matters
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