Un monde meilleur avec Sinéad O’Connor et Willie Nelson

Sinéad O'Connor et Willie Nelson - Don't Give UpOn terminera notre parcours hommage à Sinéad O’Connor par ce qui restera l’une des plus belles et directes adresses à la résistance et au courage. Il y a dans ce duo Don’t Give Up entre la chanteuse irlandaise et le countryman texan, plus de raisons de continuer à vivre, à se battre, à lutter contre les vents contraires, l’oppression capitaliste et l’injustice que dans toute l’œuvre de Florent Pagny et Billy Bragg (on plaisante). L’histoire de cet improbable duo remonte à l’automne 1992, date à laquelle pour dénoncer les violences sexuelles commises par les prêtres et membres du Clergé envers les enfants Sinéad O’Connor déchire une photo du Pape Jean-Paul II en direct sur le plateau du Saturday Night Live. Les images font le tour du monde et, dans un contexte où l’étendue des dégâts n’est pas encore connue (ou du moins tue par le plus grand nombre et la presse en premier lieu), le geste de Sinéad O’Connor est interprété comme une provocation un peu gratuite envers le Pape plutôt que comme un geste politique signifiant. Dans la foulée de ce scandale, O’Connor est invitée à un concert hommage à Bob Dylan au Madison Square. Elle est alors à peu près à l’apogée de sa carrière, à quelques encâblures encore du succès que lui a procuré Nothing Compares To You. Si près (15 jours) du scandale, l’accueil qui lui est réservé sur scène est pourtant désastreux. O’Connor est copieusement sifflée et s’effondre en loges. Willie Nelson qui figurait au casting du concert ce soir-là est ému, touché par l’injustice qui la frappe et l’invite à collaborer avec lui, histoire de lui redonner du courage. Nelson a presque 60 ans à l’époque et est depuis de nombreuses années l’un des tauliers de la country US.

 Cela tombe bien car Willie Nelson est justement en train d’enregistrer son 40ème album, le futur Across The Borderline, disque country ouvert aux quatre vents constitué de chansons de Paul Simon, Ry Cooder et Bob Dylan, qu’il interprète en duo avec les mêmes Dylan, Paul Simon ou encore Bonnie Raitt. C’est Willie Nelson qui propose ainsi, après un rapide échange, à O’Connor de travailler à cette reprise d’une chanson originale de Peter Gabriel, datant de 1986, et que le chanteur interprétait alors en duo avec Kate Bush. O’ Connor, comme on le verra plus loin, a déjà eu l’occasion de l’interpréter au moins une fois avec son auteur avec lequel elle a déjà partagé la scène. La chanson est inspirée d’abord par les photographies de l’Américaine Dorothea Lange représentant l’Amérique des Années 30 sous la pauvreté, notamment après ce qu’on appelle le Dust Bowl (une série de tornades de poussières qui détruiront les récoltes durant plusieurs années successives).

Gabriel a l’idée de créer un parallèle entre cette situation de misère américaine d’il y a cinquante ans et la situation économique en Angleterre. En 1986, on est en pleine ère Thatcher et la situation des mineurs est celle qui occupe les esprits. Gabriel imagine ainsi un dialogue entre un travailleur, désabusé, résigné et détruit par les relations de travail, et sa femme, qui offre par la tessiture de sa voix et ses propos un contre-point plein d’espoir et ouvrant sur un futur meilleur à son homme. C’est évidemment ce contraste dans les interprétations qui crée la dynamique du morceau en même temps que l’extrême simplicité des arrangements et du texte. Pour appuyer le côté country US du morceau, Peter Gabriel propose le duo à Dolly Parton qui décline. Il se rabat alors vers son amie Kate Bush qui en fera quelque chose de tout à fait mémorable. Le titre cartonne sur l’album So et sera repris en live par la suite. Il obtient en 1987 un Ivor Novello Award au titre de la meilleure chanson et du meilleur texte de l’année.

Willie Nelson et Sinéad O’Connor ne s’attaquent ainsi pas à une chanson de seconde zone mais à un quasi standard qui n’a que 6 ans d’âge. L’originalité de la version qu’il produise est qu’à l’inverse de celle de Gabriel et Bush, les deux duettistes entament la chanson à front inversé comme si Willie Nelson était celui qui portait l’espoir et O’Connor était la plus triste et brisée des deux. Le premier jeu de couplets est déchirant, et la voix d’O’Connor plus fragile et touchante que jamais. Il faut attendre la deuxième entrée d’O’Connor pour que l’Irlandaise se relève et entre dans le jeu de la résilience et du combat. L’effet produit est assez stupéfiant. On sent le crescendo d’espérance qui se lève et culmine dans le mélange des deux voix, mais sans que disparaisse tout à fait cette impression générale d’une mélancolie portée principalement par la voix de femme, comme si O’Connor chantait depuis un chœur Faulknérien installé dans une autre dimension. Son Dont Give Up semble chanté depuis l’au-delà comme s’il était interprété par un ange ou une sorte de Pythie aux marges du monde réel.

In this proud land we grew up strong
We were wanted all along
I was taught to fight, taught to win
I never thought I could fail
No fight left or so it seems
I am a man whose dreams have all deserted
I’ve changed my face, I’ve changed my name
But no one wants you when you lose
Don’t give up
‘Cause you have friends
Don’t give up
You’re not beaten yet
Don’t give up
I know you can make it good
Though I saw it all around
Never thought I could be affected
Thought that we’d be last to go
It is so strange the way things turn
Drove the night toward my home
The place that I was born, on the lakeside
As daylight broke, I saw the earth
The trees had burned down to the ground
Don’t give up
You still have us
Don’t give up
We don’t need much of anything
Don’t give up
‘Cause somewhere there’s a place
Where we belong
Rest your head
You worry too much
It’s going to be alright
When times get rough
You can fall back on us
Don’t give up
Please don’t give up
Got to walk out of here
I can’t take anymore
Gonna stand on that bridge
Keep my eyes down below
Whatever may come
And whatever may go
That river’s flowing
That river’s flowing
Moved on to another town
Tried hard to settle down
For every job, so many men
So many men no-one needs
Don’t give up
‘Cause you have friends
Don’t give up
You’re not the only one
Don’t give up
No reason to be ashamed
Don’t give up
You still have us
Don’t give up now
We’re proud of who you are
Don’t give up
You know it’s never been easy
Don’t give up
‘Cause I believe there’s a place
There’s a place where we belong

Le chant d’O’Connor amène une vraie ambiguïté quant à l’existence sur Terre d’un endroit où le bonheur serait possible, comme si sa promesse était celle d’un ailleurs paradisiaque plutôt qu’une vraie amélioration de la situation sur le terrain. Cette signification, présente dans la version originale, est renforcée ici et confère une dimension mythologique au récit qui, malgré le grain de voix terre à terre de Nelson, est emporté vers des hauteurs inimaginables. Le couplet le plus impressionnant d’O’Connor vient après 4’45, la chanteuse semblant à la fois à bout de souffle, en vrac et en même temps déjà en train de relever la tête et de renaître. Après ça, Nelson se contente de terminer le morceau en mode instrumental, ce qui, pour une chanson de 7 minutes, laisse penser que l’histoire se poursuit à jamais.

Sur son suspense, sur son intensité, et sur le mariage des deux histoires, celle de l’homme et de la femme, de l’Américain et de l’Irlandaise, du vieux et de la jeune, Don’t Give Up dépasse de beaucoup la simple chanson sur la « motivation » et l’espoir qu’elle semble être, pour prendre une dimension existentielle évidente. Dans toute son évidence, elle reste l’une des plus belles et fulgurantes contributions vocales de Sinéad O’Connor.

Bonus : 

A noter que l’histoire officielle qui veut que ce soit Willie Nelson qui ait proposé à Sinéad O’Connor la chanson de Peter Gabriel est quelque peu contredite par le fait que O’Connor ait déjà interprété le morceau avec Gabriel lui-même lors d’un concert au Chili pour Amnesty International en 1990. Cette version est assez amusante : on voit à quel point l’interprétation de Sinéad O’Connor (qui lit le texte et n’a visiblement pas beaucoup répété) est déjà supérieure à celle du créateur de la chanson et à quel point elle emplit celui-ci de joie et de satisfaction sur chacune de ses entrées. L’accompagnement est assez lunaire avec un batteur qui étire les temps et confère à l’ensemble une sorte de couche surréaliste qui n’est pas forcément du meilleur effet. O’Connor elle-même semble moins sûre de ses partis pris qu’elle le sera en 1992, comme si elle s’exprimait plus comme une mère à son fils que comme une femme à son homme, voire un ange à l’un de ses sujets. Gabriel et O’Connor se croiseront souvent entre 1990 et 1992, notamment lors d’un autre concert de gala à Wembley en 1991 au bénéfice des réfugiés kurdes, où ils interpréteront cette fois-ci la chanson The Simple Truth et un Dont Give Up (qui démarre à la minute 12) qui montre à quel point O’Connor a progressé dans sa compréhension des enjeux du morceau. Cette version n°2 est déjà infiniment supérieure à la première et à rapprocher de celle qu’elle livrera en studio avec Willie Nelson. Difficile de ne pas ressentir un frisson lorsqu’elle entre dans le morceau, frisson évacué par la prestation très médiocre d’un Gabriel aux limites évidentes.

Gabriel et O’Connor sont supposément, à cette époque, engagés dans une relation amoureuse que la chanteuse évoque dans ses mémoires et dans laquelle elle perdra quelques illusions. Gabriel la courtise pendant un moment à partir du concert au Chili, profitant de leurs rencontres autour du monde, et lui fait quelques promesses… pour la mettre dans son lit. Il niera ensuite qu’il y ait eu quelque chose de sérieux entre eux, tandis qu’elle prétendra qu’il l’avait baratiné pour coucher avec elle. Gabriel se refera une santé auprès de Rosanna Arquette, juste après ou à peu près en même temps. Mais c’est une autre histoire.

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