Cela relevait pour tout un chacun du fantasme absolu : voir associés sur la durée d’un album entier le chanteur leader d’Interpol, Paul Banks, successeur post-daté de Ian Curtis dans le registre des barytons rockeurs, et le RZA aka Bobby Steel, leader supposé et architecte génial du Wu Tang Clan, le plus grand groupe de rap des années 90. Un fantasme donc qui promettait, comme tous les fantasmes, une fois réalisé accoucher d’un album foireux, mal fichu et bringuebalant. On l’avait souhaité très vite tout en le redoutant, pour l’avoir vécu pas mal de fois. La super bonne idée qui devient super-bof. Le grand mélange des genres qui se termine en fausse partouze où chacun défend son côté du lit. Sauf que….Sauf que, pour une fois, la super-réunion, au lieu de faire pschitt, sonne comme le son subtil qu’émet une bouteille de champagne quand on la dégoupille au sabre de ninja.
Les crossovers entre le hip-hop et le rock avaient jusqu’ici presque toujours foiré remarquablement : Jay-Z et Linkin Park, The Streets et Muse, Cypress Hill et Pearl Jam, voire (et dieu sait qu’on les aime beaucoup) Dinosaur Jr et Del Tha Funkee Homosapian. Foireux, raté, contre-nature. Sauf que…. Sauf que pas cette fois. Banks & Steelz est une réussite de bout en bout, un véritable album à deux têtes, deux voix, qui réussit quasi parfaitement à emmêler les genres et les manières, tout en respectant assez scrupuleusement l’équilibre entre les deux hommes.
Anything But Words démarre en fanfare avec 3 ou 4 titres épatants. Le single Giant dit assez bien le prodige. Paul Banks assure le refrain en assumant les ambitions démesurées du duo, tandis que le RZA, qu’on n’avait pas entendu aussi en voix et incisif depuis un bail, livre des couplets détonants. Evocation de l’histoire du hip-hop entre côté Est et côte Ouest, exposé sur le contexte du disque et harangue crâneuse sur le caractère intraitable du duo : tout y est, avec la puissance majestueuse de Banks en plus et la morgue souveraine du RZA. Guitares, beats qui tuent. On est d’emblée au cœur de l’ouragan. Ana Electronic, plus subtil mais tout aussi puissant, puis Sword In The Stone avec le renfort d’un Kool Keith impeccable (dont on guette l’album solo le 22 septembre) enfoncent le clou. Banks & Steelz ont le hip hop combatif, le hip hop bien écrit (il y a du latin sur le morceau d’ouverture ! du latin…) et une profondeur de champ incroyable. On n’en fera pas trop de ce côté là (car cela serait trop long) mais la qualité d’écriture est au rendez-vous. Jetez un oeil à ce couplet de Giant et vous en aurez la preuve : Novus ordo seclorum/ E Pluribus Unum/ They changing climates/ And replacing humans/ And fracking soils/ While bulldozing forests/ But they can’t defeat us/ They cannot destroy us/ Are we dreaming the same dream?/ Of money, guns, and gasoline?/ And nicotine for the average teen/ CFOs are after C.R.E.A.M/ GMOs extracting/ With everyone on my TV. CQFD.
Plus loin Banks interrogera à la cantonade pour savoir s’il y a encore des « héros sur cette terre verte »…. L’écologie est évoquée, la politique mais aussi ce qui est assez rare sous la plume du RZA les jeux de l’amour et du hasard. C’est un autre indice de l’intensité du mélange en place : lorsque les deux hommes fusionnent leurs thèmes de prédilection. Cela vaut notamment sur la seconde partie de l’album, plus paisible et sentimentale, lorsque RZA livre ses couplets les plus personnels et élégiaques pour décrire la femme qu’il aime et ses mouvements dans l’espace. Sur Can’t Hardly Feel, RZA rappe en sourdine. Cela sent la rose et la guimauve. Banks & Steelz fait le grand écart. Banks fait du Julian Plenti en vocalisant à l’arrière-plan, tandis que RZA époustoufle par son sens du rythme. Quelques tubes imparables tombent de l’arbre comme des cocos : le classique (et presque attendu) Love and War convoque un Ghostface Killah magistral pour en faire des tonnes. Cela frise le cabotinage parfois, l’exercice de style souvent mais si on y regarde de plus près, c’est en permanence un jeu d’équilibre somptueux et un travail d’orfèvre. Même sur le très domestiqué Conceal, il y a du bon à prendre. C’est fluide, ultraprécis et ça sent le bel ouvrage à tous les étages. Musicalement, les guitares à la Interpol côtoient les beats obèses du Wu et les lamentations romantiques de Plenti. Sur l’étrange Wild Season, l’arrivée incongrue de Florence Welch (de Florence + The Machine) projette l’ensemble novateur dans un registre encore plus populaire et transgenre.
L’expérience de laboratoire fleure bon le naturel, au point qu’on ne remarque plus trop les coutures. Alors, bien sûr, Banks & Steelz n’échappe pas aux critiques habituelles sur ce genre de collaboration : les gaillards font ce qu’ils savent faire. Ceux qui avaient rêvé d’entendre Banks rapper en seront pour leurs frais. Les deux hommes y vont chacun leur tour et à la queuleuleu. Mais ce n’est pas là qu’il faut chercher l’innovation. L’album est un exercice d’application et de contrôle de soi. C’est ce qui donne au magnifique Speedway Sorora, l’un des titres les plus aboutis, cette élégance et cette puissance : les séquences sont savamment construites, agencées, les réponses ordonnées. La musique est un art classique, le disque un manifeste anti-punk et une ode au pré carré. Paul Banks et le RZA sont des artistes cérébraux et l’album une réponse forte et géniale au problème technique posé par le mariage de la carpe et du lapin, du Ying rock et du Yang hip-hop. Ici, tout est fait pour démontrer que tout est possible et que l’on peut produire de l’harmonie en associant les contraires. L’intégration finale de Method Man et de Masta Killa sur Point of View, le dernier morceau de l’album, marque ainsi la dissolution du genre dans un format pop élargi. C’est à la fois d’une beauté remarquable et d’une maestria imperceptible. Le seul reproche superficiel qu’on peut faire à cet album est qu’il ne sent pas l’effort et la peine, comme si sa forme/force tranquilles étaient nées sans travail et sans véritable intention.
D’une certaine façon, Banks & Steelz célèbre la victoire de la facilité sur la rage de vaincre, de la recherche de la beauté sur la force brute, du don sur le travail. On pourrait trouver cela désolant si le résultat n’était aussi ahurissant de talent, de pertinence et d’élégance portés. Cet album ne se vendra pas par millions et il est à parier qu’il sera largement snobé des deux côtés de la frontière, considéré comme un peu trop lisse ou pas assez tape à l’oeil. Mais il fera date parmi les amateurs de grands albums curieux et de belles aventures.
2. Ana Electronic
3. Sword In The Stone (Feat. Kool Keith)
4. Speedway Sonora
5. Wild Season (Feat. Florence Welch)
6. Anything but Words
7. Conceal
8. Love and War (Feat. Ghostface Killah)
9. Can’t Hardly Feel
10. One by One
11. Gonna Make It
12. Point of View (Feat. Method Man and Masta Killa)