Il y a dans le premier morceau de Wild God, Song of The Lake, une première idée de ce que Nick Cave va essayer de faire sur cet album : dépasser son état de chanteur dramatique, son état de profondeur inspirée, pour tenter de retrouver une sorte de fraîcheur et de « légèreté » dans l’expression des sentiments.
And he sang the song of the lake
And all the king’s horses—
Oh Lord, never mind, never mind
La chanson démarre comme un morceau traditionnel de Nick Cave mais se retourne littéralement dans ce « never mind, never mind » qui exprime l’absence de nécessité d’en dire plus. C’est à cet instant précis que Nick Cave en refusant la métaphore de plus, l’image bonus redevient un auteur qui choisit de se taire ou au contraire de raconter en économisant ses mots. Après la Trilogie Push The Sky Away, Skeleton Tree, Ghosteen, somptueuse mais affreusement plombante et ralentie à notre goût, l’idée de retrouver un Nick Cave qui s’éveille au monde et semble opérer un reboot narratif n’est pas pour nous déplaire. On adore le traitement d’un Wild God qui revient après des années de monothéisme à un panthéon à plusieurs dieux et on finit par trouver quelques qualités à l’éveil gospel d’un Frogs qui, sans éviter un style pompier, laisse enfin pénétrer une lumière profane (solaire) dans un monde qu’on croyait réduit depuis dix ans à une cathédrale de douleur.
Nick Cave renoue avec son ambition de prêcher la vie haute en couleurs. Vieil homme qui lorgne une sirène à la baignade ou double d’un Robert Mitchum au pique-nique dominical dans la Nuit du Chasseur sur le dépouillé Joy, l’Australien récupère à travers ce disque qui célèbre une sorte de renaissance au monde, un peu de l’ambiguïté et de l’ambivalence qui caractérisait sa religiosité. Jouant jadis de la séduction du prêcheur, évoluant entre le Ciel et la (basse) Terre, Nick Cave incarnait l’un de ces hommes de dieu inspirant mais potentiellement dévoyé ou attiré par le pêché dont la séduction était irrésistible. Sa voix faisait la différence, mi-enjôleuse, mi-menaçante, elle nous promettait le Paradis et l’Enfer à la fois. Le personnage tourmenté et qui réclame le pardon sur Joy sonne comme un retour aux sources, superbement arrangé par un groupe discret et qui semble lui aussi célébrer le retour du Roi.
Difficile de résister au romantisme noir (apocalyptique, pour être précis) d’un Final Rescue Attempt, encore un peu ampoulé, mais qui renoue avec la veine d’un Let Love In qu’on croyait épuisée depuis longtemps. Cet amour là, au contraire des précédents disques, n’existe pas vraiment. C’est un amour inspiré, fantasmé et qui dépasse l’amour humain. Il n’a pas besoin de la perte et du malheur pour cela. Il excède. Le groupe n’a pas le droit encore de revenir. Les percussions sont éteintes et c’est le piano qui fait tout le travail. Wild God raconte l’histoire d’un homme qui revient du territoire des morts par la force de l’amour. Cet homme a semble-t-il égaré l’adresse de son ancien batteur et aussi celle du roadie qui avait conservé ses guitares électriques, mais il se souvient qu’il était jadis un chanteur de rock. Il convoque les membres de son groupe et leur demande de l’accompagner sur Conversion, et cela fonctionne presque du premier coup. Renaître à la sauvagerie et à l’électricité prendra du temps mais on sent Cave et le groupe prêts à dépasser la soul et le gospel du disque pour revenir hurler à cru à nos oreilles et faire sortir les morts de leur tombe, à chaque fois qu’ils croiseront comme ici (Conversion) une jolie fille.
Wild God a parfois cette allure d’un entre-deux, d’un questionnement sur où il faut aller. Il y a trop d’emphase et d’affectation sur Cinnamon Horses, trop de beauté qui nuit à la beauté, comme si Cave avait encore un peu de mal à ajuster la distance entre lui et nous. Lorsqu’il croone et fait son Johnny Cash sur Long Dark Night, on se souvient qu’on le tenait pour l’un des meilleurs bluesmen du monde il y a trente ans. La chanson est empruntée mais splendide. Nick Cave redevient un loup qui hurle à la nuit, un type mystérieux qui regarde par la fenêtre d’un air habité et inquiet. Il a vu tant de choses. Il a aimé tant de fois. O Wow O Wow (How Wonderful She Is) est son titre le plus érotique et le plus tendre depuis un bail. La chanson est inspirée par son ancienne amour Anita Lane, morte en 2021, dont on entend la voix vers la fin.
She rises in advance of her panties, chante Cave,
I can confirm that God actually exists
She turns and smiles but never ever scantily
O wow! O wow! How wonderful she is!
Le vers « she rises in advance of her panties » est fabuleux. La chanson est si bonne qu’on en oublie la production mais c’est le genre de titre qui valent des millions. On y sent la simplicité de l’amour, l’immédiateté du sentiment, exprimée dans cette image de la femme qui se lève et devance ses sous-vêtements en sortant du lit. C’est d’une justesse extraordinaire. On n’est pas fan du final, As The Waters Cover The Sea, qui souligne un peu trop grossièrement cette notion de résurrection et de renouveau, mais il faut avouer que Wild God ne laisse pas indifférent et que, s’il se traîne toujours un peu trop dans des tempos pâteux, il offre des instants d’émerveillement, quelques envolées qui sont de toute beauté. Il faut se lever de bonne heure pour trouver un titre plus élégant et puissant que Song of The Lake. La voix de Nick Cave semble avoir retrouvé les clés du double fond qui faisait de lui l’un des chanteurs les plus riches de sa génération. C’est déjà beaucoup.
02. Wild God
03. Frogs
04. Joy
05. Final Rescue Attempt
06. Conversion
07. Cinnamon Horses
08. Long Dark Night
09. O Wow O Wow (How Wonderful She Is)
10. As the Waters Cover the Sea
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