Le retour de Black Grape ne figurait pas parmi les comebacks les plus attendus de l’année 2017. (euphémisme). Mais il fallait bien, après avoir reformé plutôt brillamment les Happy Mondays pour un album emballant et des concerts au poil, puis réédité un à un leurs albums en version Deluxe, que Shaun Ryder continue à se renflouer et rembourse les énormes quantités de pognon qu’il doit au fisc anglais pour avoir préféré prendre du crack plutôt que de remplir sa déclaration d’impôts. Comme son ami de défonce, Paul Kermit Leveridge, victime de grandissimes soucis cardiaques qui (pensait-on) l’avaient rendu inapte à toute forme de représentation publique, semble avoir connu un soudain regain de forme, l’occasion était trop belle de donner à l’inégal (euphémisme 2) Stupid, Stupid, Stupid un successeur, vingt après.
Vingt après donc, comme chez Dumas, les Mousquetaires ont un peu changé mais pas tant que ça. Kermit est un peu plus discret qu’on ne l’aurait souhaité, réservant ses raps échevelés à quelques apparitions. On le soupçonne d’avoir pris sa part et de ne pas avoir foutu grand chose. Shaun Ryder voit le monde sous un nouveau jour depuis qu’il a arrêté (supposément) la dope et tout ce qui va avec mais a gardé une plume alerte et une voix relativement incisive. Ryder n’est pas à proprement parler un immense chanteur (euphémisme 3) mais il a un style et a toujours fait preuve de génie à sa manière. Les fans des Mondays et de Black Grape (dont on fait partie depuis la découverte de… Tart Tart en 1987) le savent : ce gars est un mythe vivant, une saloperie d’enculeur de mouches et un survivant de l’extrême. Les anecdotes sur son compte valent presque autant que sa musique. Ryder est à la fois un imposteur et un dieu vivant, une sorte de caisse de résonance poétique pour tout ce que l’homme blanc a en lui de rêves salaces, de bas instincts et d’aspirations au beau. Ryder écrit comme il pense, avec simplicité et une lucidité souvent transcendantes. Ses neurones sont régis par une chimie narcotique spécifique qui le fait accoucher de séquences invraisemblablement gracieuses, mêlées à des jeux de mots débiles et à des facilités innommables. Le tout est vendu par un patapouf en lévitation, amateur de porno mais plus sexy qu’un acteur hollywoodien. C’est évidemment pour ça que Black Grape, formé après la chute de la maison Mondays, a autant cartonné. C’était du pur Rider, là où les Mondays obéissaient à un rapport de forces, shooté jusqu’aux oreilles, sans entraves et sans filtres. Bez dansait comme un dingue et It’s Great When You’re Straight (titre ironique) regorgeait de morceaux imparables et irrésistibles, en même temps qu’il fourmillait de références pop, et de clins d’oeil aux Beatles.
Pop Voodoo est plutôt une bonne surprise. L’album est bon, cool, détendu du gland et plutôt fin et tranquille. Il y a bien toute une série de morceaux pour faire la bamboche, frétillants et vifs, ainsi qu’un paquet de trucs qui ne servent rigoureusement à rien, mais aussi de la subtilité, du groove ralenti, de l’attention aux autres et de la délicatesse. Alan Mc Gee, lui-même, aurait suggéré à Ryder de recourir aux services du producteur Youth, ancien de Killing Joke et faiseur de tubes patenté, pour tenir la boutique. Et on peut supposer que c’est lui qui est à l’origine du son et du formidable travail de production qui permet à la plupart des titres bouts de ficelle de tenir la distance. Youth amène de la précision, de la sécheresse, là où Ryder se disperse généralement. Du coup, les morceaux ne s’étirent pas inutilement et échappent souvent à l’ennui qui leur pend au nez. L’album démarre en fanfare avec le socratique et anti-Trump Everything I Know Is Wrong, à la fois peu surprenant et bien fichu. Il taquine carrément l’excellence sur des morceaux comme Nine Lives, le super Set The Grass on Fire ou l’assez génial I Wanna Be Like You où Ryder imagine un vieux septuagénaire placide en train de se défoncer (depuis 60 ans) en fumant de l’herbe. On peut imaginer que c’est ainsi que le bonhomme se voit : une sorte de vieillard apaisé et parrain rangé de Madchester. En attendant, Ryder se déchaîne sexuellement sur le torride String Theory et donne un (in)digne héritier à l’un de ses morceaux phare Loose Fit avec le bon Losing Sleep. La veine calme et « réflexive » n’est pas en reste, occupant notamment la fin de l’album, ces instants délicieux où le groove se perd en une torpeur chaleureuse. Cela fonctionne plus ou moins bien (Shame craint un peu) mais on termine l’ensemble avec l’excellent Young And Dumb, étrangement le morceau qu’on préfère ici. Côté textes, ce sont les montagnes russes comme souvent avec des couplets qui frisent l’indigence (Sugar Money), la complaisance mais aussi des punch lines à se damner. On peut se moquer de comprendre de quoi il retourne mais passer à côté des textes de Ryder a toujours été une connerie sans nom. Disons qu’il se situe ici dans sa moyenne… moyenne, sans trop forcer son talent, ni toucher les cimes. Dysfunktional Uncle, le dernier Mondays, se situait, sur ce point, un léger cran au dessus.
Au final, Black Grape s’en sort plus que bien et réussit à rendre plus que sympathique cette musique qui sonne tout de même bien anachronique dans un monde où les gens trouvent Arcade Fire et Grizzly Bear tendance. La musique de Black Grape donne le sourire, étonne souvent et continue de faire vivre la flamme d’un rock anglais crâneur, haut en couleurs et marchant sur un fil. Shaun Ryder est un monument national.
(Note de bas de page : pour les amateurs du bonhomme, Bez, ancien membre du groupe, n’est pas de ce coup là.)
Black Grape – Pop Voodoo
02. Nine Lives
03. Set The Grass On Fire
04. Whiskey, Wine And Ham
05. Money Burns
06. String Theory
07. Pop Voodoo
08. I Wanna Be Like You
09. Sugar Money
10. Shame
11. Losing Sleep
12. Young And Dumb