Peter Hook est devenu au fil des livres et des années un chroniqueur de sa vie de musicien habile et quasi virtuose. Son bouquin sur les années Hacienda est une merveille et le premier tome de sa biographie consacré à son enfance et à ses années Joy Division était un livre remarquable, précis, bien écrit et très émouvant. Il livre ces jours-ci son très attendu second volume consacré à l’après Joy Division et donc à l’histoire de New Order, l’un des plus grands groupes de musique populaire de ses 35 dernières années et le livre impressionne tout autant.
Substance est l’équivalent pop des 120 journées de Sodome : c’est une horreur de plus de 800 pages qui ne nous épargne rien des excès et des affres de la vie d’un méga groupe qui traverse une période de plus de vingt ans au plus haut de son art et du succès commercial. Une horreur d’autant plus sidérante qu’elle est décrite à hauteur d’homme par un Hook chroniqueur surprenant et inspiré : répétitif et ultra méticuleux dans la description des orgies et des prises de drogue, impitoyable dans son appréciation des relations humaines qui se désintègrent et survivent pour survivre, déchirant quand il évoque sa propre détresse et ses tourments personnels d’alcoolique ou d’homme battu. Substance est un livre triste et un livre hypnotique quand Unknown Pleasures avait l’énergie de la conquête, la chaleur de l’amitié et, malgré son sujet (Joy Division, Ian Curtis), une forme d’innocence et de joie réconfortantes. Substance est fascinant au même titre que peut l’être l’imagerie surréaliste et surjouée d’un film comme Neon Demon ces derniers temps. C’est trop laid pour être vrai et probablement un livre déroutant pour ceux qui ont idolâtré pendant 30 ans la perfection pop des chansons livrées par ces cavaliers de l’a »pop »calypse à la petite semaine. Comment une telle beauté a-t-elle pu surgir d’un tel bazar ? Comment ces types ont pu enquiller ces albums là en vivant comme ils vivaient ? C’est évidemment l’éternelle question et la seule dont on se fout en substance de la réponse.
Le succès du groupe, assez rapide après la disparition de Ian Curtis et la réinvention du groupe en New Order par son manager tyrannique Rob Gretton, est probablement l’élément majeur qui vient modifier en profondeur l’équilibre du groupe. Hook parle avec une nostalgie sincère des premiers pas du groupe aux Etats Unis (la tournée que Ian Curtis n’aura jamais faite) et de l’invention progressive du son qui allait les rendre célèbres. On sent sur chaque mot l’émotion et l’intensité amicale de ces années-là, l’amour des bidouillages et l’attention extrême portée à la musique et à son équilibre. Le son de New Order s’invente alors en studio et parfois au fer à souder. Sumner et Hook scellent le pacte, au départ égalitaire, qui fonde le succès du groupe : Hook est le gardien du temple et celui qui continuera d’ancrer New Order dans son histoire à guitares. Sumner est le géotrouvetou du studio. Il tombe dans l’électronique et s’y immerge entier. Surtout, et comme chacun sait, c’est lui qui après des hésitations accepte d’assumer le fardeau du chant. Dans le livre, ce moment est décrit comme un moment clé et ce qui va, en quelque sorte, tout changer. Prendre le chant dans un mégagroupe, c’est comme porter l’anneau dans le Seigneur des Anneaux : un truc pourri qui vous met la pression et vous change la nature humaine. Sumner qui était juste inquiet et obsessionnel devient progressivement une sorte de Gollum infect, une diva insupportable et imprévisible que Hook s’échinera, d’une manière paradoxale et plutôt subtile, à charger tout du long tout en la disculpant en permanence. C’est l’une des orientations intéressantes du livre : alors que tout le monde attendait que le bassiste sorte la sulfateuse contre son comparse, il se montre au final compréhensif, partout admiratif de son talent et de son engagement, tout en en faisant le principal instigateur de son propre effacement. Haine et amour. Gloire et volupté.
C’est l’acceptation du chant par Sumner qui produit l’histoire tendue de New Order et aboutit en quelque sorte à une musique unique et d’origine confrontationnelle. Au début, les paroles s’écrivent collectivement et puis Sumner en revendique la seule paternité. Le bonhomme des débuts est gagné par son statut et en profite pour grignoter des parts de marché en studio. Hook évoque longuement et avec passion les petits arrangements en studio et les luttes intestines qui l’opposent indirectement à son compère pour mettre sa basse en avant ou, au contraire, la déclasser. L’histoire du groupe, et de la création de sa musique, est ici ravalée à une lutte d’influences mesquine où des camps s’opposent, des alliances s’imposent (avec les Deux Autres parfois, qui ne sortent pas grandis des 800 pages, accessoires insignifiants la plupart du temps et portés par le vent qui gagne, avec les ingénieurs du son, Gretton ou les producteurs) pour façonner un son plus ou moins rock ou plus ou moins électro. Substance décrit New Order comme un groupe dysfonctionnel dès le milieu des années 80, un groupe à éclipses, qui n’existe que quelques heures ou quelques jours par an. Sumner prend peu à peu l’ascendant sur Hook et gagne la bataille. Hook est poussé sur la touche progressivement, jusqu’à sa sortie finale en 2007, téléguidée depuis vingt ans.
Le livre fait froid dans le dos quand parce qu’il montre comment des hommes (et une femme) qui ne fonctionnent pas du tout ensemble parviennent à produire des albums impeccables. Du coup, on ne sait pas trop d’où tout ceci provient, ce qui est à la fois très bien et en même temps insatisfaisant. Avec le succès de Blue Monday, le groupe évolue également en devenant l’une des franchises les plus rentables de l’histoire. Hook avait déjà décrit longuement comment New Order avait servi de machine à cash pour Factory et l’Hacienda. Son récit en apprend peu sur ce point mais montre les ravages du succès sur les membres du groupe et spécialement sur leur mode de vie. En devenant un supergroupe, New Order explose littéralement. Les trois copains du début (soudés et séparés par l’absence du ciment Ian Curtis) deviennent des étrangers l’un pour l’autre et semblent vivre pendant 30 ans de manière complètement dissociée. Substance laisse à cet égard une drôle d’impression comme si le groupe, en tant que tel, n’avait existé qu’à de rares moments : une éclaircie en studio, une chanson composée à l’ancienne, une beuverie, un fou rire, un moment de partage, une séance de confession avec Barney, un simili mea culpa. C’est peu en 30 ans. Ces moments où le collectif se réunit sont peu nombreux et laissent la place à des épisodes extravagants où l’on se parle via des intermédiaires, où l’on se met en scène et où l’on se croise de loin en studio. New Order s’affiche comme un groupe qui n’a existé qu’à travers la musique qu’il produit. Sans doute est-ce là l’essentiel et ce qu’on doit retenir mais la chute est rude pour ceux qui avaient pris l’habitude d’idolâtrer aussi ceux qui la fabriquent ou d’attendre que ces hommes-là se hissent au niveau (de beauté et d’exigence morale) de leurs compositions.
Hook égrène une litanie de scènes choc qui donnent un caractère sadien à l’ensemble. Club à partouze, cocaïne, crack, dope en tout genre, alcool, partage de groupies. Le grand cirque du rock qui accompagne New Order est splendide et en même temps consommé jusqu’à la caricature. Hook décrit tout ceci avec une précision mécanique qui est impressionnante et en même temps affligeante. Son absence d’émotion et le dégoût de soi-même qui en découle à demi-mot confèrent au livre un caractère épique et inquiétant. La lecture est à la fois passionnante et perturbante. Substance est, à cet égard, un livre rare qui donne non seulement à voir l’intérieur du groupe, sa tripaille, mais nous livre sans ambages les états d’âme de l’un de ses maillons clé.
Comme dans toutes les biographies rock qu’on a lues dernièrement, la dernière partie du livre laisse entrevoir un rebond, une renaissance. Hook, et c’est important pour les fans, n’insulte pas l’avenir. Il évoque sa joie de jouer avec son fils Jack, celle aussi de revisiter (plutôt bien) l’intégralité du catalogue des deux groupes, mais aussi l’imminence de la bataille juridique qui l’opposera (peut-être ou peut-être pas) à ceux qui ont osé continuer sans lui. Mais l’essentiel n’est pas là. Dire qu’il tend la main à Bernard Sumner est un bien grand mot. Il ne lui fout pas dans la gueule et c’est déjà beaucoup. A l’ouverture d’un des derniers chapitres, il imagine que les deux hommes (qui habitent à quelques centaines de mètres l’un de l’autre, semble-t-il), se croisent et vont boire un verre ensemble. Très vite, le truc est désamorcé par un « je plaisante », comme s’il s’agissait d’un rêve. On jurerait pourtant que c’est un acte manqué, un souhait dissimulé ou une invite subliminale. C’est tout ce qu’on souhaite au demeurant. Même en sachant ce qu’on sait désormais, New Order est éternel.