On ne sait pas trop qui est à l’origine de cet immense (lire : rikiki à l’échelle de la musique mais pas négligeable à celle microscopique du monde indépendant) mouvement, ni quand cela a commencé pour de bon. Comme souvent, on ne se souvient plus trop de notre première expérience, ni si elle est était si réussie que cela. Avec le temps qui passe, on l’a trouvée si bien qu’on a recommencé et recommencé au point d’en faire un véritable tremplin pour nos envies nostalgiques. Les sites ne manquent pas qui offrent ce genre d’opportunité : retrouvez vos anciennes amours pour quelques euros. Passez la nuit avec eux, recevez leurs derniers produits signés ou d’autres genres de bonus, de goodies, de rewards et autres primes (chaque site a son jargon). Chacun rivalise d’invention pour se vendre au plus honnête, au plus naïf, au plus amoureux. On y venait dénicher de jeunes groupes inconnus au début, des gens qui avaient besoin d’un coup de pouce et souhaitaient recevoir le soutien financier de gens plus expérimentés et on s’est retrouvés (comme dans la vraie vie) à financer des gens matures, ridés, aux tempes grisonnantes et qui avaient souvent leur futur derrière eux.
Trêve de plaisanterie, le mouvement est là, croissant, presque menaçant. On a pris la mesure de son ampleur ces dernières semaines en « sponsorisant », le coeur sur la main comme toujours, successivement The Wedding Present, Malcolm Middleton et The Modern English. « Vous êtes l’homme du passif », nous disait-on l’autre jour au travail. « Non, l’homme du passé ». A force de voir les groupes qu’on aimait rejoindre l’une de ces plateformes participatives (pledgemusic, ulule, kisskissbankbank, etc.), on s’est finalement posé la question qui tue et que pose le capitalisme pur et parfait au bon goût musical : est-ce que ces formes de financement ne finissent pas par prolonger artificiellement la vie de groupes/produits qui auraient mieux fait de mourir…. de leur belle mort ? Entre : internet n’est-il pas en train de permettre à des groupes dignes et intéressants d’enregistrer l’album de trop après l’album de trop ? Ce mouvement, corrélé à celui des reformations tiroir-caisse, n’est-il pas un énième symptôme de la morbidité culturelle de notre civilisation finissante ? (sic)
Thé-dansant capitaliste
Hé bien non. S’il se développe avec cette vigueur, le financement participatif n’est pas autre chose qu’un accomplissement normal du cycle capitaliste « pur et parfait » tel qu’on le vend dans les cours de récré supérieures et les thés dansants d’Emmanuel Macron. Si l’on considère que tous ces groupes ont eu leur heure de gloire et que celle-ci est bien passée depuis longtemps, il n’est pas aberrant qu’à un moment le marché dise STOP et ne finance plus ces sales types du rock indépendant qui investissent des millions en heures de studio quatre étoiles à boire de la bière et à prendre de la drogue pour écrire des chansons qui ne sont même pas des tubes. Comme ces types (et filles) n’ont souvent aucun sex-appeal, ne sont pas suivis par la presse people, ne couchent qu’occasionnellement avec des gens plus célèbres qu’eux et que par dessus le marché les disques en général se vendent moins qu’avant, que tous ces types restent sur le carreau est NORMAL. Le contraire (c’est à dire ce qui s’est passé dans les années 80 quand on finançait ce genre de bamboche permanente à la Happy Mondays à la Barbade) était l’anomalie, l’exception historique, l’aberration macro/microéconomique. Qu’existe, maintenant, un système similaire au micro-crédit (le taux d’intérêt étant matérialisé par les goodies et autres conneries offertes par les artistes en plus de leur travail ordinaire), inventé par le capitalisme solidaire pour aider les pays en voie de développement, pour sponsoriser ce genre de groupes en décrépitude de notoriété est là aussi une explication SAINE et tout à fait conforme aux lois de l’économie. D’une manière générale, il faudrait ainsi que l’ensemble du rock indépendant relève de ce mode de financement et non plus d’un investissement à risque, compte tenu de la modestie de son audience ou alors que l’ensemble de ces groupes crèvent la bouche ouverte.
Le financement participatif correspond techniquement à financer l’infinançable, ce qui n’est pas aberrant s’agissant d’un marché de niche surencombré et où la concurrence des vieilles gloires est rude. Si ces groupes peuvent survivre en multipliant les tournées, leur avenir discographique (parce que c’est une activité qui coûte et ne rapporte plus rien) est bien évidemment compromis. Impossibilité de réenregistrer sans fin leurs « classiques » comme ils rejouent sur scène… ce qui ne les empêche pas d’essayer. The Wedding Present a capitalisé un maximum sur ses tournées « album par album » (en entier) et gravé quelques CDs et DVDs autour ces prestations. Peter Hook qui finance via Pledgemusic l’édition d’un coffret spécial sur ses concerts de Joy Division (par ailleurs déjà commercialisés depuis belle lurette) a fini par faire 5 fois le tour du monde sans une note de musique nouvelle. The Modern English déjà en 1990 avaient pris la peine de réenregistrer sur leur nouvel album leur single-signature I Melt With You. Dans le même ordre d’idées, l’astucieux Ian Mc Culloch d’Echo and The Bunnymen a crowdfondé son nouvel album Pro Patria Mori en lui adjoignant un séduisant live où figuraient ses standards habituels tels que The Killing Moon ou Lips Like Sugar. Facile d’attirer le chaland de cette manière… On ajoutera, il y a quelques années le mouvement porteur qui avait ramené les magnifiques The Apartments sur le devant dans la scène via un tremplin participatif visant d’abord à les faire rejouer sur scène puis… à composer à nouveau. L’opération elle-même a été un immense succès, même si on se demande bien ce qui empêchait un tel groupe de procéder tout simplement par la voie traditionnelle. Aujourd’hui et à l’heure où on écrit, le nombre des « vieux groupes » partis chercher de l’argent sur les plateformes de financement participatif est impressionnant et augmente chaque jour. En vrac s’ajoutent à ceux qu’on a déjà cités des franchises respectables comme les Trashcan Sinatras, l’ancien Public Image Limited Jah Wobble, le Gang of Four, pour un album live, The Raveonettes (vous vous souvenez ?), The Mission, Ocean Colour Scene ou encore Jean-Patrick Capdevielle en France. Côté hip-hop, le raz-de-marée De La Soul, qui a établi une collecte record en 2015, a fait se multiplier les ralliements aux plateformes avec notamment le retour de Blackalicious (1er album en 10 ans), ou des Fatals Picards (on avait dit hip-hop) ! Pour pas mal de ces groupes, le truchement du participatif est aussi une bonne aubaine. La base de soutien est bonne (et souvent entretenue depuis des années) et assure une réussite du projet les doigts dans le nez, ce qui permet accessoirement de monnayer un peu plus cher que sur le marché traditionnel les « prestations ». En clair, le participatif (et on peut trouver cela… moral ou pas), permet aux groupes de « solliciter » un peu plus leurs fans (ou d’aller monnayer un supplément d’âme/d’amour) sous forme de goodies mais aussi en plaçant assez haut le prix des CDs simples écoulés de la main à la main (15 euros par exemple pour un coût)…. sans donner l’impression de se gaver. Le miracle du modèle est donc de mettre hors jeu des maisons de disques qui se gavait sur le dos de l’artiste pour y substituer une extension de marge surnaturelle des artistes pour l’artiste.
Massage thaï avec Jah Wobble
Comme dans tout bon marché capitaliste qui se respecte, l’instance de mise en relation a ces effets pervers, le premier étant d’organiser une concurrence sévère entre les financiers et donc de favoriser l’apparition de « récompenses » improbables. Les traditionnels CDs signés et bundles augmentés ont été rapidement dépassés et démodés, de même que les petits livrets additionnels dans lequel le nom des « soutiens » apparaissait… en tout petit. Aujourd’hui, la ligne (largement théorisée par des conseillers en crowd-funding) est de multiplier les récompenses et les catégories de soutien en fournissant des services exceptionnels qui partent bien : journée shopping avec le groupe ou son leader, chanson à votre nom (ou composée par vos soins) enregistrée par le groupe et gravée spécialement pour vous, journée en studio avec le groupe, concert dans votre cuisine. On signalera, au top de la stratégie, l’admirable Jah Wobble qui propose non seulement l’après-midi balade londonienne (quelle idée ! C’est comme se balader avec un serial killer) mais aussi la prestation « le groupe joue tandis qu’on te pratique un massage corporelle complet dans un salon » (thaï ?). Pas mal du tout ce plan et la catégorie est épuisée. Les groupes rivalisent d’imagination pour se distinguer et attirer l’attention des fans dont la nostalgie ne peut être monnayable à l’infini.
Système capitaliste quasi pur et parfait donc et nouvel outil d’avenir, le crowdfunding ne présume pas de la qualité des albums qui sortiront. On compte là d’innombrables lives qui auraient pu ne pas exister, DVD collectors dispensables et CDs mémoriels mais aussi des réalisations probantes ou qui permettent d’entretenir l’aventure, tout en rééquilibrant vraisemblablement la part des revenus revenant au groupe. C’est sans doute mouvement suivi par The Wedding Present, dont le leader David Gedge a toujours été réputé pour ses qualités de (bon) gestionnaire. Le groupe continue d’assurer des tournées vigoureuses et pertinentes au rythme d’une tournée européenne tous les 18 mois, des présences en festival et la sortie de nouveaux albums réguliers (tous les 3 ans en moyenne). Pour la première fois en 2016, l’album, intitulé Going Going, est financé de cette manière, le moyen aussi pour le groupe de s’assurer d’une qualité de production exigeante et conforme à sa vision artistique. Côté récompenses, Gedge, qui a la réputation de n’être pas très très drôle, ne propose pas de dîner en sa compagnie ou de virée à Los Angeles. Dommage…. Pour l’ancien Arab Strap, Malcolm Middleton, la plateforme participative a été l’occasion d’enregistrer les chansons d’un nouvel album, Summer of ’13, qui finit bien par sortir chez Nude Records. Le financement participatif devient une sorte de « participation aux frais » qui permet de diviser le risque entre les contributeurs et la maison de disques. Etrange division des rôles. Dans ces deux cas précis, le recours au financement participatif ne semble pas maintenir artificiellement en vie des chefs d’œuvre en péril mais plutôt aider un artiste de calibre moyen, œuvrant dans un marché de niche bien réel mais limité dans son périmètre, à continuer son parcours.
Moralité : l’outil ne fait pas le moine et on ne doit pas jeter l’eau du financement participatif avec les canards en plastique qui y barbotent. Entre vieux beaux, vieux imposteurs et groupes en fin de comète, on trouve de tout ici, et surtout l’occasion de se faire plaisir. Les plateformes participatives valorisent enfin (et là encore, on n’a jamais cru que le capitalisme pourrait aller si loin) la relation du fan à sa communauté en lui donnant un corps inespéré (et 100% marchand). Les anciens fans clubs vous réclamaient une cotisation contre une carte de membre. Les auteurs de comics américains font payer depuis des années les petits dessins personnalisés qu’ils remettent aux fans en dédicaces. Le financement participatif reprend les ressorts de cette relation et vous vend l’amour que vous avez pour quelqu’un d’autre au prix du marché. C’est beau, ce n’est pas neuf mais cela ne mange pas de pain tant qu’il y a du plaisir et que (comme dans tout échange de ce type) le prix reste inférieur ou égal à la consommation du bien qu’on en retire. CQFD.