Black Midi / Cavalcade
[Rough Trade]

9.3 Note de l'auteur
9.3

Black Midi - CalvacadeLa clé esthétique des divertissements à venir est sans nul doute l’immersion. C’est ce que tout le monde recherche et ce qui permettra demain de hiérarchiser les arts et en leur sein, les œuvres qui en relèvent. L’immersion, dans le domaine musical, n’est pas proportionnelle à la séduction qui peut se permettre de laisser l’auditeur à l’extérieur du morceau tout en le caressant dans le sens du poil, pas plus qu’elle ne dépend techniquement de l’identification provoquée par le morceau et de la résonance qu’elle offre ou procure à celui qui en partage l’écoute. Ainsi, la musique de demain n’a pas besoin d’être réellement pop ou séduisante, pas plus qu’elle n’a besoin de parler à l’auditeur, de le représenter ou de lui suggérer des sentiments proches des siens. Et c’est exactement ce que propose Black Midi avec ce deuxième album, Cavalcade, une immersion violente, spectaculaire dans un univers composite, post-moderne, où l’on croise des maladies, des célébrités, du free jazz, des mélodies qui pendent dans les coins de la pièce et des fantômes.

Autant dire que la description d’un tel album n’est pas piquée des hannetons. C’est comme être plongé sèchement dans un bain chaud puis glacé, ressorti sept ou huit fois et tenter d’en rendre compte. L’expérience de Cavalcade est encore plus déstabilisante et radicale que ne l’avait été la découverte de Schlagenheim, le premier essai des Anglais, qu’on pouvait rattacher encore au courant math rock et à une filiation bruitiste. Ici, les cadres éclatent pour donner place à un foisonnement sonique, complètement déstructuré en apparence et qui se pose comme un simple cadre sonore, comme si on balayait de façon aléatoire une bande FM un soir de Noël, en sautant d’une station à une autre. Pas facile de distinguer une continuité d’intention entre le cataclysmique John L, premier single du disque et morceau furieux d’ouverture, et la rétro balade jazz fantastique Ascending Forth qui ferme la marche. La post-modernité qu’on associe au groupe désigne cette capacité à associer les contraires et à tenter un collage dont le sens se trouve autant dans les segments eux-mêmes que dans leurs liaisons. Les puristes s’attacheront sûrement à la voix de Geordie Greep qu’on peut voir comme un élément de continuité entre les morceaux ou une sorte de bouée de sauvetage. Mais Black Midi présente l’avantage de fonctionner véritablement comme un collectif étendu, où l’on entend presque autant l’incroyable travail réalisé sur les guitares et la batterie (Morgan Simpson est probablement l’un des 2 ou 3 meilleurs batteurs de rock en activité malgré son très jeune âge) que le renfort (pour cet enregistrement et les lives) du saxo et du clavier.

Le résultat est impressionnant de bout en bout, envoûtant et hypnotique, déstabilisant mais aussi fascinant et séduisant que peut l’être un disque aussi débridé et expérimental. L’esprit free-jazz est un marqueur fort du disque où l’on retrouve aussi des traces de prog-rock et de psychédélisme. Sur Hogwash and Balderdash, on croise le fantôme de Scott Walker emmené dans un duel de spoken word qui rappelle aussi les dérives d’un A Silver Mt Zion ou du GY!BE. Comme souvent dans ce genre précis, c’est la détermination et l’impression de cohérence laissée par la succession des pièces qui produit l’effet d’empreinte. Sans parvenir à en décoder l’ADN, on ressent au contact de ce que tente Black Midi, une détermination voire un déterminisme qui en impose. Le picking qui démarre Diamond Stuff n’a l’air de rien mais il tient en haleine avec deux bouts de ficelle pour qu’après deux minutes la chanson s’ouvre sur un écho de voix et après deux autres minutes, se révèle un espace aux dimensions infinies et splendide. La construction n’est pas si alambiquée, le montage pas si illisible mais le groupe réussit à nouer un effet de suspense qui sidère et donne le sentiment qu’on pourrait tout aussi bien nous livrer les clés du monde sur la fin.

La musique de Black Midi est aussi passionnante pour sa capacité à dissimuler les choses, à différer les éclaircissements et à « dévoiler » des secrets de Polichinelle. Dire que tout est radicalement nouveau est évidemment faux : on a déjà suivi et entendu ce genre de démarches chez des types comme John Zorn par exemple ou encore Fred Frith, dans un registre légèrement différent, mais Black Midi y ajoute une pointe de glamour, une rénovation des formes en ne coupant jamais les ponts avec le format chanson voire une forme de pop romantique qui évoque les années 70, les chanteurs à voix à la Sinatra/Hazlewood ou plus près de nous Divine Comedy.  Il y a des traces de pop sur Chondromalacia Patella qui sont vite enfouies sous des couches bruitistes mais l’oreille s’accroche aux motifs séduisants, ce qui la préserve presque jusqu’au bout de l’agression finale.

L’un des rapports amusants à cette musique et sur lequel repose sans doute son extraordinaire pouvoir d’attraction est qu’elle réussit à se montrer brutale, dissonante, malveillante et sombre parfois, tout en conservant une apparence de bonhomie et de douceur. Le chant y est pour beaucoup mais c’est plutôt l’articulation des divers plans sonores qui contribue à ce que la vérité du morceau soit dissimulée sous une autre couche de sens. On pense parfois ici à ce que réussissait à faire King Krule à ses débuts, dynamiter avec le sourire, proposer une forme de nouveauté qui restait fortement attachée aux musiques traditionnelles. Qui dirait que Marlene Dietrich est un truc de 2021 ? La chanson sonne comme une parodie, voire un sale machin d’easy listening et pourtant, la texture du son est complexe et l’ensemble d’une belle modernité. C’est à la fois rétro et visionnaire, d’apparence anecdotique mais tout à fait subtil et bien fichu. Tout n’est pas parfait ici : Slow est un morceau presque attendu et sans surprise, qui mêle une structure math rock ultra classique et un chant dérivatif qui, pour le coup, a tendance à s’évaporer et à ne laisser aucun souvenir.

Cavalcade est un disque merveilleux, labyrinthique et qui, pour l’heure, nous paraît fascinant et insondable. Il n’est pas impossible que sa séduction et sa modernité agissent comme un mirage et que celui-ci se dissipe au fil des écoutes et du temps pour dévoiler quelque chose d’un peu moins consistant et robuste que ce qu’on entrevoit pour le moment. Les années le diront mais on tient pour l’heure, l’un des grands disques de la période, instable et plein de vigueur, multicouches et un brin terrifiant, chaud et froid à la fois. Un vrai ami, en somme.

Tracklist
01. John L
02. Marlene Dietrich
03. Chondromalacia Patella
04. Slow
05. Diamond Stuff
06. Dethroned
07. Hogwash and Balderdash
08. Ascending Forth
Liens
Recevez chaque vendredi à 18h un résumé de tous les articles publiés dans la semaine.

En vous abonnant vous acceptez notre Politique de confidentialité.

More from Benjamin Berton
Spiritual Front / The Queen Is Not Dead
[Prophecy Productions]
Cela faisait plusieurs années que les Romains de Spiritual Front interprétaient, de...
Lire la suite
Leave a comment

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *