Maud Geffray avec Lavinia Meijer – Still Life (A Tribute to Philip Glass)
[Pan European Recording]

8.7 Note de l'auteur
8.7

Maud Geffray Lavinia Meijer - Still LifeOn s’en voudrait presque, à l’écoute du premier extrait de ce disque, d’avoir émis quelques doutes quant à la capacité de Still Life, le nouveau projet de la musicienne Maud Geffray, à nous tenir en haleine autrement que sur scène. Le duo machine/harpe en mode relecture contemporaine de l’œuvre du géant et saint patron Philip Glass est peut-être le plus beau et le plus émouvant disque de musique contemporaine « d’origine classique » qu’on a écouté cette année. Et Dieu sait que celle-ci a été riche.

Initiée dans le cadre de la série Variations portée par le site Sourdoreille, la rencontre de Maud Geffray et Lavinia Meijer (harpiste de son état) autour de la musique de Philip Glass est d’une beauté époustouflante. Les plus aguerris s’amuseront à passer l’oreille curieuse dans les traces des partitions initiales et à chercher Philip Glass où il n’est pas tout à fait. Einstein On The Beach et The Photographer ont servi de matrice officielle au développement musical des deux femmes. Son œuvre apparaît en palimpseste minimaliste derrière la composition, identifiable assez aisément autour de la minute 6 ou de la minute 13, puis plus discrète tandis que s’entrelacent les motifs et les boucles. Still Life est un mystère par nature, un disque de la dissimulation et de la révélation où Glass, compagnon de route musical et esthétique de Geffray depuis son plus jeune âge, est là sans y être. L’hommage est somptueux et surtout respectueux de la présence/absence du compositeur, de son minimalisme naïf et en même temps sursophistiqué qui donne tout son caractère et tout son sens à son travail. Il y a dans Still Life la même intensité délibérée d’abstraire et de donner à voir, d’élever l’âme et la musique sans renoncer le moins du monde à en faire des instruments d’incarnation érotiques et terrestres à la portée des caniches humains. C’est dans ce rapport haut/bas, esprit/corps qui soutient toute l’œuvre du compositeur que le dialogue et la collusion entre la harpe et les machines sont les plus fructueux.  C’est globalement le même rapport qu’entretient Geffray à sa musique depuis ses travaux documentaires (1994) jusqu’au Polaar de l’an dernier.

Maud Geffray taille son électro de telle sorte que les machines n’étouffent pas la harpe, instrument toujours difficile à manier, trop imposant et spécifique pour agir en toute discrétion, mais souvent pas suffisamment costaud pour mener la danse. C’est donc Geffray qui prend le lead et semble scander le découpage des pièces, organisées discrètement en séquence où motifs de six ou sept minutes chacune. L’entrée en matière atmosphérique et qui n’est pas sans rappeler l’univers glacé et magique de Polaar, est somptueuse. On hésite entre le conte de fée, le mirage et la balade aérienne pour décrire la sensation qu’on éprouve au contact de ces grappes électroniques cristallines et volatiles. Still Life semble donner d’emblée une idée de l’au-delà, tandis qu’un ange unique et bienveillant nous accueille aux portes du domaine. On pense aux belles progressions d’Orbital pour la suite tant il y a d’amplitude dans les boucles mais aussi d’énergie contenue. Still Life évite avec brio l’écueil du New Age et de la musique d’ambiance. Le premier mouvement s’achève en hoquetant entre la dixième et la douzième minute comme si la vision se brouillait soudain et que l’on revenait au contact des tumultes et du charme du monde. Geffray et Meijer adoptent la technique fameuse de Glass qui lui permet de créer des ponts et des transitions douces entre les segments musicaux. Celui qui intervient entre la quatorzième et la quinzième minute est de toute beauté, mondain et divin en même temps.

Still Life fonctionne en dévoilant des espaces-niveaux qui évoquent aussi bien les cercles et degrés du Paradis de Dante que les décors somptueux et vénéneux du splendide Annihilation d’Alex Garland. On éprouve cette même sérénité à l’écoute de la musique de Geffray et Meijer, apaisante et bienveillante mais jamais totalement, reposée. C’est ce qu’évoque autour de la 23ème minute le chant de Geffray : cette passion quasi médiévale qui s’exprime à la fois dans l’extase mais dont le feu n’autorise pas qu’elle repose dans la routine et la simple répétition. On pense au rapport amoureux onirique et tendu qui se noue dans la Belle et la Bête, autre relecture de conte célèbre orchestrée en son temps par Glass depuis le film de Cocteau. Le jeu de miroir est parfait.

L’électro agit ici en contrepoint dérangeant pour neutraliser les travers pastoraux et exagérément sentimentaux de la harpe. « You are the light of my life. My sun, moon and stars. You are my everything. Do you Love Me ? », chante Geffray, tandis qu’un éclair décharge la tension et ramène tout le monde sur le terrain du doute et de la réalité des corps. La séquence qui suit (celle de l’inquiétude), entre la 26ème et la 30ème est la plus précieuse de toute.  La partition de Glass semble réellement affleurer ici, avec toute son intensité et sa théâtralité, tandis que l’électro complice lui sert, d’abord, de chambre d’écho avant de tout saboter dans une poussée d’adrénaline irrésistible qui durera le temps d’un battement de cœur ou d’une étreinte fougueuse. L’introduction d’un motif breakbeat au cœur du projet est un coup de génie qui aurait pu être une faute de goût si la séquence n’avait été aussi courte et intense. Geffray s’offre cette poussée libératrice avant d’engager l’ultime mouvement de la pièce, plus classique et attendu dans sa construction.

Still Life s’élève à nouveau dans un ciel reflet du premier mouvement mais humanisé et chamboulé par la perturbation et la vie. La pièce agit ainsi selon une construction typiquement glassienne où le dérangement nourrit l’espérance et permet au monde de s’enrichir et d’entrer en ébullition à la suite d’une confrontation, d’un accident ou simplement d’un « frottement » du temps-peau contre lui-même. Still Life, avec la même approche entomologiste de son sujet qu’un Terence Mallick qu’il explore le sens de la vie (Tree of Life) ou simplement la passion amoureuse (A la merveille), propose une sorte d’odyssée sentimentale et lumineuse qui s’entend aussi bien comme un voyage naturaliste autour du monde (un survol à la Yann Arthus-Bertrand !) que comme une exploration biologique (la nature morte) ou intime (un rapport amoureux et sexuel). Il y a dans cette multiplicité des lectures possibles tout le secret d’une œuvre et l’expression de l’intelligence des deux femmes.

Still Life est une pièce magnifique, qui rend heureux et infidèle, une pièce de foi et d’espoir en l’homme et la musique. Elle restitue à merveille ce que la musique de Glass, foncièrement profane pourtant, a de sacré et de religieux.

Pour les amateurs, Still Life est jouée ce soir à la Cigale à Paris dans le cadre du MaMA Festival.

Tracklist
01. A gentleman’s Honor
02. Under The Sky
03. Frame
04. These Are The Days
05. Still Life
06. Reframe
07. Exposed
08. Artificial Moonlight
09. Still Life
Écouter Maud Geffray avec Lavinia Meijer – Still Life (A Tribute to Philip Glass)

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