Parmi les plus fidèles fans français de U2, Eric Flitti nous avait gratifié il y a un peu plus de deux ans d’un journal de tournée à l’international du plus grand groupe du monde. Attentif au moindre mouvement de Bono et des siens, notre envoyé spécial s’est, cette fois, invité au Grand Rex à Paris où le chanteur et porte-voix du groupe offrait à un public de happy few (ayant lutté pour obtenir une place hors de prix) un spectacle d’un genre nouveau, entre lecture au coin du feu, session acoustique et one-man show autour de son très réussi livre autobiographique Surrender. L’occasion pour les fans de s’approcher de leur héros d’un peu plus près et sans le gigantisme attaché aux tournées habituelles de U2 ? Bono intime ou pas ? Publié en deux volets, l’article d’Eric Flitti nous fait revivre cet événement au plus près, en même temps qu’il nous offre un portrait tendre et immersif de l’exceptionnel fandom de U2.
Il est 17h20, boulevard Poissonnière dans le 9ème arrondissement de Paris. Des dizaines de fans (pour qui U2 est la bande son de leur vie) commencent à s’agglutiner autour des barrières de sécurité dans l’attente de leur héros. La petite pluie qui commence à tomber ne décourage personne. On joue des coudes pour se frayer une place, on s’énerve après les agents de sécurité. Ce soir, il y a des fans historiques qui suivent le groupe depuis ses débuts dans les années 1980, d’autres comme Fritz qui ne manquent aucune occasion de croiser le groupe à sa sortie d’hôtel à chaque venue à Paris. Certains ont plusieurs centaines de concerts à leur compteur comme Brigitte ou Joanna Cottez qui s’est fabriquée un blouson avec la couverture des mémoires de Bono. D’autres viennent pour la première fois rencontrer Bono comme Laure. Un peu avant 19h30, la voiture banalisée noire de Bono se présente devant le numéro 1 Boulevard Poissonnière. Après un grand mouvement de foule qui s’agglutine autour de la voiture, Paul Hewson, plus connu sous le nom de Bono, sort tranquillement du véhicule et prend la peine de signer quelques autographes et dédicacer quelques livres avant de s’engouffrer par l’entrée des artistes.
A quelque jours près, le récital de Bono aurait pu se dérouler lors de l’anniversaire des quatre vingt dix ans du Grand Rex. A la place des échafaudages et de l’affiche décollée du spectacle, le public aurait pu profiter de nouvelle façade du batiment renouant avec le style des années 1930 avec son enseigne tournante en haut de la tour et ses couleurs épurées. Le 25 novembre restera malgré tout une date historique pour les fans du chanteur charismatique. Qui se souvient que le 25 novembre 1981, le groupe U2 jouait un concert intimiste devant à peine une centaine de personnes dans le Hitsville South Night Club, une petite discothèque de la ville de Asbury Park perdue dans le New Jersey ?
Après le le Beacon Theatre à New York, c’est donc dans le temple du cinéma que le leader du groupe irlandais va nous offrir une performance inédite. La récente sortie de ses mémoires, Surrender, 40 chansons une histoire (traduit en français par Julie Sibony) aux éditions Fayard est en effet l’occasion pour l’artiste de réaliser un “book tour” au format inédit. Le livre de 500 pages est construit autour de 40 chansons accompagnées de dessins de l’artiste pour retracer le parcours incroyable de Bono. Le début du livre est difficile à lire pour les âmes sensibles : il retrace avec beaucoup de détails l’opération à coeur ouvert qu’a subie le chanteur fin 2016. L’ouvrage aborde d’autres moments difficiles comme la mort soudaine de sa mère et celle tragique de son père. Cette autobiographie est aussi une lettre d’amour à sa femme Ali Hewson à qui l’ouvrage est dédié.
Surrender construit une narration digne des meilleurs biopics de cinéma en reliant les succès du groupe à des moments plus intimes de la vie de Bono. Le livre aborde aussi les difficultés pour écrire des chansons et le statut particulier de rock star. Dans son livre et lors de l’interview récemment donnée à France Inter le 28 novembre dernier à Léa Salamé, Bono nous rappelle que “la musique du groupe U2 n’a jamais été vraiment rock and roll. Il s’agirait plutôt d’opéra, de grandes émotions dans une musique pop quotidienne .“
Le titre de l’ouvrage Surrender (défaite/reddition en français) peut surprendre au premier abord. A ce sujet, Bono écrit que la “défaite n’est pas pour lui un concept facile et qu’il lutte toujours avec cela dans son mariage, sa foi, son groupe”. Dans une récente interview radio, Bono rappele son attachement au mot “liberté” qui est le mot le plus sexy du dictionnaire selon lui. L’artiste fait également l’éloge de Mikhaïl Gorbatchev et de Volodymyr Zelensky. Il aime rappeler que le dernier concert du groupe a eu lieu dans le métro de Kiev au tout début de la guerre en Ukraine.
Que sommes-nous venus voir ce soir ?
Mais que sommes-nous venus voir ce soir ? Difficile à dire les téléphones portables sont interdits et doivent être déposés dans une pochette hermétique scellée (je ferais personnellement les frais de ces restrictions au début du spectacle empoigné par un agent de sécurité très zélé). Par ailleurs, les images et vidéos du spectacle diffusées sur les réseaux sociaux restent assez rares. Les critiques anglaises et américaines, ayant assisté aux précédents spectacles, ont écrit des commentaires dithyrambiques de la performance du chanteur. Mais nous ne savons pas vraiment encore ce que nous allons voir. Pourtant malgré cette incertitude, les 2800 places se sont vendues en moins de dix minutes.
Pour la promotion de son livre, le leader du groupe irlandais aurait pu se contenter de faire le tour des librairies et de dédicacer son ouvrage à quelques initiés. Mais la sortie de son autobiographie est une occasion trop belle pour remonter sur scène presque 3 ans après le dernier concert public du groupe à Bombay le 15 décembre 2019. Bono fait le pari de construire un spectacle autour de ses mémoires. Et cette fois-ci, plutôt que de remplir des stades aux dizaines de milliers de places, le chanteur privilégie les salles intimistes à travers ce “book tour” de quatorze dates dont une seule en France.
Pour cette tournée inédite, Bono a voulu innover. À l’opposé des stades où le groupe excelle avec son énergie communicative, Bono se présente seul et presque à nu devant son public. Il faut beaucoup de courage pour accepter de sortir de sa zone de confort. Peu de rock stars ont accepté dévoiler des scènes aussi intimes reconstituées sous forme de narrations. Bono a souhaité voir les choses en grand en inventant un one-man-show qui mélange ses textes et des chansons du groupe, un spectacle hybride réunissant lecture, scènes de théâtre et concert avec des morceaux réarrangés. Ce spectacle est une sorte d’ovni entre lecture publique, concert de rock, one man show et comédie musicale.
La première impression en entrant dans la magnifique grande salle du Grand Rex est de se sentir privilégié d’être là ce soir. Tout est somptueux : des fauteuils de l’orchestre au plafond. Cet évènement est aussi l’opportunité d’apercevoir des célébrités comme Luc Besson, Martin Garrix, Eric Jeanjean, Cali….
Le décor est minimaliste : deux petits écrans de trois mètres de haut diffusent de chaque côté des dessins de Bono. Au centre sont installées une petite table et quatre chaises. Sur les côtés, quelques percussions, une grande harpe et un violoncelle.
Et Bono aux faux airs de Robert de Niro apparaît…
Vers 20h30, lorsque les lumières s’éteignent, trois musiciens s’installent. A droite de la scène face au public, le percussionniste, DJ et arrangeur Jacknife Lee se place derrière les platines. A côté, Gemma Doherty de Saint Sister prend position auprès de sa harpe. Enfin à gauche de la scène, Kate Ellis s’installe au violoncelle. Tout au fond de la salle, l’ingénieur du son Joe O’Herih veille à la clarté du son. Cette équipe improbable va jouer de manière inattendue en réarrangeant de façon inédite les grands succès de U2. Musicalement, les succès du groupe doivent résonner ce soir le moins possible comme dans un concert de U2 tout en conservant l’esprit de chaque chanson.
Au départ, le spectateur est un peu déstabilisé d’écouter les grands hymnes du groupe,(City of Blinding Lights, With or Without You, Sunday Bloody Sunday, Pride…) sans la dynamique habituelle. Les morceaux sont joués de façon épurée avec une sorte de fragilité acoustique plus propice à partager des émotions et faciliter la narration. A 20h32, une lumière se faufile derrière la scène : un petit homme svelte apparait en pantalon noir, veste noir, gilet noir et petites lunettes roses. Habillé ainsi, Bono a un petit air de Robert de Niro. Le public ne sait pas encore qu’il va découvrir les talents jamais exploités jusqu’à présent d’acteur et d’imitateur de l’artiste irlandais.
C’est une expérience indescriptible qui est proposée ce soir : un voyage composé de lectures, d’imitations, de chansons et d’anecdotes. Le tout forme un ascenseur émotionnel très impressionnant qui vous prend aux tripes pendant presque deux heures. Bono va réussir à nous transmettre toute une palette d’émotions en utilisant ses propres mots et ses propres intonations.
Le petit bonhomme de 62 ans nous emmène dans un monde de douleur, de joies et de vulnérabilités émotionnelles. Alors qu’il se tient là, devant son public à quelques dizaines de mètres, il nous apparaît pour la première fois de notre vie d’une manière inédite afin de nous révéler une radiographie de sa vie et de celle du groupe. Pendant que la salle se lève pour acclamer son idole, Bono nous livre quelques mots en français “Paris ! Bonsoir et bienvenue” Il nous rappelle qu’il a la permission de Adam, The Edge et Larry d’être ici. Bono s’amuse du côté intimiste de la scène, à des années lumières des installations pharaoniques des précédentes tournées du groupe.
Tandis que la salle est toujours debout, Bono entame la chanson City Of Blinding Lights dans une version quasi acoustique et mettant très en avant sa voix. Jamais auparavant Bono n’a chanté comme cela devant son public. La suite sera deux heures de narration des grands chapitres de sa vie extraits de de la lecture de ses mémoires.
Le spectacle ne commence pas par l’adolescence tourmentée de Bono mais par un épisode de l’année 2016 qui a failli lui être fatal. Bono se livre à des acrobaties pour nous raconter l’opération à cœur ouvert qu’il a subi à l’hôpital du Mont Sinaï à New York à noël 2016. La narration sur scène commence avec les premières lignes du chapitre 1 “Lights of Home” : « Je suis né avec un cœur excentrique » nous révèle Bono. Et pour mieux nous émouvoir, le chanteur grimpe sur une chaise puis sur la table. Il se penche en avant et imitant l’intervention du chirurgien en train de lui scier la cage thoracique. Après plus huit heures passées au bloc opératoire, le chanteur nous parle d’une renaissance dans laquelle il profite de chaque petit plaisir de la vie comme l’odeur du café.
Lors de précédents concerts du groupe U2, il a parfois été reproché à Bono ses longs monologues souvent teintés d’activisme qui privaient ses fans de temps de musique. Ce soir, il n’est pas question de se livrer à de la propagande politique ou à de l’activisme mais à offrir aux spectateurs un flot d’anecdotes autour de personnes célèbres comme les Beatles, David Bowie, Luciano Pavarotti, les trois autres membres du groupe ainsi que sa famille. Bono offre au public une version inédite de Vertigo sans les gros riffs de guitare mais entièrement repensée pour mieux vibrer avec le dépouillement du spectacle.
La cicatrice jamais refermée de la mort de sa mère
Bono revient sur le tournant de sa vie au moment de ses 14 ans : la mort de sa mère, Iris Hewson victime d’une rupture d’anévrisme le jour de l’enterrement de son grand-père. Cette disparition brutale et soudaine reste une cicatrice à jamais à vif pour l’artiste et un vide qui ne sera jamais comblé.
Bono est très touchant lorsqu’il nous confesse combien sa mère a compté pour lui ou quand il nous révèle que sa tombe se trouvait là à moins de cent mètres de l’endroit où le groupe répétait. Pourtant cette mort, va rester inavouable. Bono nous révèle que son père ne prononcera plus jamais le nom de sa mère. Bono s’efforcera de ne plus penser à cet événement tragique pendant plusieurs années en n’allant même pas visiter la tombe de sa mère. Pendant longtemps, il s’est convaincu que sa mère n’était pas morte et qu’elle avait simplement disparu.
La mort de sa mère va constituer un tournant qui va changer sa vie. Cette semaine-là, il rencontrait les futurs membres du groupe à la Cedarwood Road grâce à une petite annonce épinglée par Larry Mullen sur le tableau d’affichage de l’école Mount Temple Comprehensive School. Quelques jours plus tard, il sortait avec Alison Stewart qui allait devenir, sa muse, la chose la plus douce (“the sweetest thing” dans le texte) et la femme de sa vie. Il nous révèle qu’Ali, à qui il a déclaré son amour, est le véritable héros du livre Surrender. C’est elle qui va lui sauver la vie.
Les débuts chaotiques du groupe
Le chanteur remercie ensuite ses trois amis du groupe U2. Il leur rend un vibrant hommage en dressant leur portrait à travers des imitations incroyables de Adam, Larry et The Edge. Il est drôle lorsqu’il arrive à imiter la propre voix d’Adam et nous révèle que chaque membre de U2 s’est toujours pris pour le vrai leader du groupe. Comme dans le livre, Bono détaille les circonstances de la création du groupe.
Ainsi, Bono nous remémore cette première répétition dans la cuisine de Larry. Nous découvrons que les premières répétitions des copains de Dublin vont se révéler chaotiques et que rien ne les prédestinait à un succès planétaire. C’est l’arrivée du futur manageur du groupe, Paul MacGuiness (introduit par Adam) qui va changer le destin des quatre de Dublin. Grâce à une imitation incroyable du manageur, Bono nous révèle que Paul McGuiness a été au début un peu dur avec eux jusqu’à les qualifier “ de groupe de bébés ». Paul McGuiness fait ressortir une alchimie autour du quatuor. Il repère très vite l’intensité féroce de ces jeunes enfermés dans un petit studio de répétition. Bono va nous parler de la difficulté de concilier la révélation punk, la ferveur chrétienne et la conscience politique dans une Irlande alors déchirée par la guerre civile.
Bono nous raconte qu’il va s’essayer à la guitare grâce à celle prêtée par son frère Norman puis va finalement se mettre à la chanson. Il reconstitue la genèse du morceau I Will Follow qui va consacrer la vraie naissance du groupe. L’artiste nous révèle qu’il a demandé à The Edge de faire un bruit de dentiste. Ce bruit de perceuse de dentiste va se transformer en quelque chose et Bono se met alors à entonner les premières paroles de I Will Follow avec un accompagnement inédit de la violoncelliste. La chanson I Will Follow parle d’un garçon qui s’efforce d’être un homme, d’une mère qui lui prend par la main puis d’un garçon qui se met à réfléchir puis pleurer. “Si tu pars, je pars, je te suivrai” révèle le refrain de la chanson.
(images du spectacle de Manchester)
Bono parle de cette chanson comme celle révélant ce qu’un enfant ressent quand sa mère s’éloigne ou est enlevée de lui. Une envie de suivre qui pourrait éventuellement être décrite comme suicidaire. « La chanson est une note de suicide » nous déclare Bono sur scène. Cette séquence se termine par la chanson Iris, hold me close, dédiée à sa mère.
Le chanteur nous confie qu’il n’a jamais aimé le nom du groupe (U2), nom choisi par le batteur et fondateur de la formation Larry Mullen. Même si leur manageur de l’époque adore U2 en disant que cela ferait très bien pour les tee-shirts, Bono nous révèle qu’il préfère encore le nom originel du groupe The HYPE.
Bono nous explique qu’il n’a jamais aimé sa voix. Il nous raconte un épisode de sa vie, peu après la sortie de leur premier album Boy, où il est dans une voiture et qu’une des chansons du groupe U2 passe à la radio. Il s’est senti alors très gêné d’entendre sa voix de « macho irlandais”. Ce que n’est que très récemment qu’il a mis fin à ce complexe en prenant des cours de chant.
(La suite)
Photographies : Eric Flitti pour SBO