Mylène Farmer / L’Emprise
[Stuffed Monkey / Sony Music]

7.9 Note de l'auteur
7.9

Mylène Farmer - L'EmpriseÉcrire au sujet du nouvel album de Mylène Farmer, c’est un peu le rêve de tout wannabe chroniqueur. On a tous une histoire avec Mylène. Pour certains, elle aura défloré leurs tympans sur Pourvu qu’elles soient douces, dévergondé plus d’un sur Libertine. D’autres furent enchantés de son Désenchanté, invités à la table de Baudelaire avec L’Horloge, baladés entre les tombes de Tristana. Que l’on ait pris nos distances ou pas ne change rien au constat : nous parlons bien d’une icône. La chanteuse la plus enténébrée de l’univers nous revient avec L’Emprise, douzième album studio, sans la trace du Pygmalion de toujours, Laurent Boutonnat. Suggestion d’une vie de sujétion ou balançage de porcelet ? Ce serait mal connaître Mylène.

Nouveau Mylésimée

Le secret d’un succès qui dure, c’est le renouveau constant. Alors qu’elle s’était offerte les services de Feder pour Désobéissance (2018), c’est majoritairement des talentueux couteau suisse Woodkid et de l’acolyte Tanguy Destable (connu sous le pseudonyme Tepr et joueur intermittent de Yelle) qu’elle s’entoure. Et cela s’entend. L’album s’ouvre pompeusement. À l’époque du dernier album de London Grammar, on avait évoqué cette fâcheuse habitude qu’ont les producteurs de stars anglo-saxonnes à ouvrir des albums à coups d’orchestres larmoyants et de cordes cérémoniales. Issus probablement d’une mode intériorisée par Woodkid de par ses travaux à l’international, automatisme trop souvent présente chez des artistes comme Adèle ou Sam Smith, on croirait entendre un James Bond. Tout renvoie aux sonorités métallurgiques des derniers albums de Woodkid, imposant sa griffe péremptoire. Si l’on dépasse cette fâcheuse manie en allant plus loin dans nos souvenirs, les violons insistants de Que l’Aube est belle rappelleront le pont musical du Frozen de Madonna, chanteuse dont on ne pouvait s’empêcher de faire le parallèle avec la Mylène des périodes électroniques de L’Âme-Stram-Gram (Innamoramento, 1999) ou de Dégénération (Point de Suture, 2008). Même si l’album n’embrasse jamais la radicalité de ces morceaux, c’est à celles-ci dont on pense avec l’efficace mais feignant copier-coller À tout jamais / L’Emprise (dont les « Fuck you too » renvoiront aussi au Fuck Them All de 2005), avec ces rayons sonores faisant l’effet de carreaux électriques. Cette volonté de grandiloquence a peu à faire avec certaines arpèges intimistes. Trop longues et cinématographiques, les productions du duo Woodkid / Tepr augmentent inutilement un tragique que Farmer a toujours su savamment doser.

Après un bloc de pistes quelque peu redondant, le problème se résout. L’album a ce chic de trouver malgré cela une véritable diversité. Et cela ne tient qu’à quelques pistes, comme quoi… L’astral Rayon vert avec AaRON, seul groupe ayant la chance de figurer aux côtés de la star, renoue avec une ambiance dark et toxique 80’s tout en sonnant (de) notre temps. Vu qu’on avait peu apprécié la collaboration avec Sting, il ne pouvait y avoir meilleur match sur l’album. Avec ces scintillements stellaires et son clapotis de notes étoilées, la piste atteint une belle ampleur. On retiendra également la surprise de l’album Rallumer les étoiles, morceau ultra-pop et optimisme, commençant sur une touche aurorale très New Order pour s’épanouir sur une ambiance gospel emplie de confiance pour l’avenir. C’est le tube dance-pop en puissance, un morceau lumineux pour accompagner un soleil chassant le noir de la nuit. On reconnait tout de suite la signature discrète de Moby, co-producteur et fidèle ami de la chanteuse. Un peu plus loin, la glaçante Que je devienne… agît comme un rappel à l’aura gothique de sa chanteuse. Musique à point pour la série de concerts à venir, on  s’imagine tenue par sa main de fille de l’air, slalomant entre les corbeaux vers la pointe du donjon. On tient la musique d’enterrement de nombreux fans, à déclencher lorsque le cercueil pénètre le narthex.

L’emprise des sens

Dernier élu à la confection du bébé, Darius Keeler d’Archive signe la feuille d’appel avec un étonnant Ne plus renaître, où la voix de Farmer, effervescente comme chez Lush ou n’importe quel groupe de shoegaze la tête dans le gaz, s’enroule sur une inquiétante arpège qu’on aurait juré composé par Fabio Frizzi pour un film de Fulci. La langueur de Farmer sonne, à quelques octaves près, similaire à Diabolique mon ange (Bleu noir, 2010). On se croirait marcher le long d’une sente, les portes du pénitencier en vue. Dans les ratés, on ne cessera de se demander la raison de plusieurs inserts incompréhensibles, un Ave Maria inutile sur cette même piste ou des bruits de rues et fête foraine incohérents avec l’intimisme de Do You Know Who I Am, morceau osé mais s’abîmant par maladresse. La trop légère Bouteille à la mer s’entend plus comme un appel à l’aide. Rappelant des albums mineurs du début des années 2010, ce morceau excessivement optimiste est d’un son ne devant pas s’entendre ici comme hors de propos, mais plutôt hors contexte. La voix blanche et nue de Farmer parvient néanmoins à s’y calfeutrer.

Il y aura de quoi occuper les exégètes de la chanteuse. Jamais nous ne saurons si L’Emprise relève d’un drame personnel vécu par Farmer ou d’un besoin viscéral de prêter sa voix au thème pour mieux l’explorer, sujet plus ambigüe et subtil que celui du harcèlement. On ne pourra encore moins se risquer à un nom derrière la malfaisante entreprise. C’est tout en litotes et abstractions que Farmer traite le sujet. Ses paroles peuvent être lues, mais elles doivent être écoutées. C’est en musique qu’un beau « L’emprise est marabout / Échec et mat à genoux » prend sa superbe. Dans un paysage pop s’appauvrissant lexicalement, Farmer a de quoi filer quelques complexes. Le vocabulaire de Farmer est dense, lettré (exècre, indicible, anthrax, oraison, amphétamine, lancinant, etc.), sans pour autant s’étaler au détriment des couplets, toujours gardant leur fluette ligne. Hantée par des hésitations existentielles, Farmer apparait tout aussi bien souffrant de doutes (« Quand douleur demande réponse / C’est là que je renonce« ) qu’investie dans la lutte (« À tout être qui m’atteint / Je dis : Do you know who I am…« ). Mylène nous a habitué à plus alambiqué encore, mais sa plume, même en mode avion, survole une écriture généraliste pop au ras des pâquerettes. Malgré une grammaire musicale trop protocolaire du tandem Woodkid et Tepr, L’Emprise peut se voir comme une masterclass de rédaction parolière pour Redcar dont on déplorait ici un sur-lyrisme digne d’une I.A. de basse intensité sur son Les adorables étoilesAngèle pourra en prendre de la graine en s’inspirant d’une certaine finesse dans la pudeur. L’album se voit gratifier de deux versions piano-voix, où la chanteuse s’offre plus encore à fleur de peau. Quelque peu redondant mais suffisamment divers pour survivre à de multiples réécoutes, L’Emprise est une vraie proposition à saluer. Farmer est une de ses rares artistes encore à immerger son auditeur dans un voyage intérieur, un monde à soi.

Tracklist
01. Invisibles
02. À tout jamais
03. Que l’Aube est belle
04. L’Emprise
05. Do You Know Who I Am
06. Rallumer les étoiles
07. Rayon vert [ft. AaRON] 08. Ode à l’apesanteur
09. Que je devienne…
10. Ne plus renaître
11. D’un autre part
12. Bouteille à la mer
13. Rayon vert (Version Piano Voix)
14. Invisibles (Version Piano Voix)
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