En fin d’année 2017 et pendant quatre mois, Bruce Springsteen a tenu l’affiche d’un théâtre de Broadway, cinq jours sur cinq, pour raconter sa vie dans un étrange one-man show, alternant causerie intime et illustrations musicales. Typiquement américain dans sa conception et rendu possible par l’immense popularité du bonhomme, Springsteen on Broadway existe ainsi en DVD (qu’on n’a pas vu), en diffusion sur Netflix et en version CD/vinyle, reprenant la majeure partie des deux heures trente de spectacle quotidien. Possible que la version filmée, par le réalisateur Thom Zimmy, soit plus digeste que la version CD mais cette dernière permet au moins de se concentrer exclusivement sur les récits souvent hilarants et émouvants du chanteur, qui a conçu ce stand up comme le complément intime à sa biographie, Born To Run, parue il y a quelques années.
On est surpris par deux choses : l’humour, d’abord, d’un Springsteen qu’on n’avait jamais totalement perçu avant et qui ici éclabousse toute sa prestation. L’homme est tordant, empli d’autodérision et démarre pied au plancher (Growin’Up, introduction) en moquant la construction de sa propre carrière. Celle d’un homme, ironise-t-il, qui n’a jamais connu ce sur quoi il écrit, un homme qui n’a jamais franchi le pas d’une usine et dont la véritable force est de s’être inventé une carrière du vent. La vraie biographie de Springsteen viendra plus tard mais il y a une distance réjouissante entre la mégastar qu’on imagine et l’humilité du type en tee-shirt qui s’adresse à nous ici. Springsteen parle de son père, de sa première guitare (« 25 dollars »), de son apprentissage difficile et de la façon dont il est devenu l’homme qu’il est. Par- delà l’humour omniprésent et qui finit par lasser et verser dans le cabotinage le plus outrancier, on est surpris par les talents d’acteur du chanteur. Springsteen on Broadway repose sur un texte intégralement écrit, sans place pour l’improvisation, et que le chanteur interprète à grands renforts d’effets dramatiques (des exclamations, des sauts, des cris, des imitations,…) comme s’il jouait sa propre vie. Cela donne d’incroyables moments de poésie où l’émotion et la sincérité de l’Américain font merveille (My Hometown, introduction) mais aussi d’autres où l’on a l’impression d’assister à une version alternative et ouvrière d’un Tom Cruise faisant des flips-flaps sur un canapé de comédie.
Chaque séquence narrative est conclue par un morceau tiré de l’œuvre monumentale (un peu plus de 300 titres) du Boss, interprétée principalement en mode acoustique. Ces chansons, pour lesquelles on est venu à ce disque initialement, sont souvent magnifiques dans leurs versions originales et constituent, associées aux séquences parlées, une sorte d’histoire de l’Amérique au quotidien. Springsteen On Broadway a une portée historique indéniable : l’exposé d’un destin américain exemplaire qu’on imaginerait tout aussi bien porté à l’écran, avec ses réunions familiales, ses drames, ses scènes hautes en couleur et descriptions d’une Amérique des classes ouvrières et moyennes qui nous renvoient à la littérature ou à nos expériences de cinéma. My Hometown, ainsi, offre en 3 minutes et 36 secondes un instantané magnifique d’une Amérique du cru, qui fait penser autant à la Porte du Paradis de Cimino qu’à une narration de Jonathan Franzen. L’écriture de Springsteen est racée, inspirée et en même temps pleine d’impact. Étrangement, le poids de ces mots-là est si patiemment pesé et travaillé par la langue que les choses qui les suivent en passent au second plan. C’est un paradoxe sur ce disque que ce qui nous y avait amené nous paraisse finalement chose négligeable par rapport à la performance du comédien Springsteen. Mais c’est ce qui se produit pourtant à plusieurs reprises.
Sur le plan musical, l’interprétation en acoustique des titres en dessert le plus souvent l’énergie. La voix du Boss est d’une âpreté presque dérangeante et la nudité des arrangements, si elle met l’accent à nouveau sur les textes, désamorce la progression mélodique et émotionnelle de la plupart des morceaux. On s’ennuie ferme sur My Father’s House qui ressemble plus à un récit au coin du feu qu’à une chanson. La beauté de The Wish, l’un des plus beaux morceaux de Springsteen, est presque intacte dans un accompagnement au piano splendide, mais pâtit de la confusion qui s’installe entre le Springsteen qui chante et celui qui raconte.
De manière surprenante ainsi, on en finit par craindre les chansons et à considérer qu’elles viennent plutôt casser le rythme du spectacle que lui donner un sens. Cela n’enlève rien à Thunder Road, par exemple ou à un Promised Land qui resterait toujours un monument, même interprété a capella par un chœur de chanteuses bulgares. Ceux qui guettaient Born in The USA, morceau anti-Vietnam le plus emblématique et réputé du Boss, en seront pour leurs frais. La version qui en est donnée ici est à des années-lumière de ce qu’on en connaît. Le titre démarre sur une introduction à l’indienne avant d’être joué si lentement et de manière si explicite qu’on peine à reconnaître l’original. Le succès de la chanson a toujours reposé sur un immense malentendu et on s’étonne, à l’entendre jouée ainsi, que ce titre ait pu incarner à ce point la puissance de l’Amérique impérialiste, prendre une telle portée nationaliste, alors qu’il évoque à peu près tout le contraire. Springsteen lui rend ici sa signification originelle avec une cruauté presque maniaque pour ses fans et notre mémoire. Born in the USA est une chanson crasseuse, dure et sèche comme un coup de fusil. On retrouvera cette volonté de prendre les choses à la lettre sur d’autres standards. The Ghost of Tom Joad est jouée sans grande vigueur mais avec beaucoup de mélancolie, tandis que Born To Run qui referme le show s’impose comme une grande confession œcuménique.
L’ensemble de ce disque est, malgré ces réserves sur l’interprétation des titres, un formidable témoignage sur la vie et l’œuvre d’un des compositeurs américains les plus importants du pays. C’est l’occasion rêvée, pour ceux qui connaissent peu la vie et les productions du Boss, d’aller gratter par- delà l’image qu’on en a en France. Si Springsteen fait chanter les stades, il reste avant tout un chanteur américain traditionnel, influencé par Dylan et Neil Young et qui, à quelques reprises, aura pu se hisser à leur niveau d’écriture et d’intention. On déplorera néanmoins que tout ceci soit si bien mis en scène que l’émotion s’échappe un peu. On est à Broadway après tout et il ne fallait pas s’attendre à ce que certaines choses soient laissées au hasard. La liberté qui émane des concerts de Springsteen et qui en fait souvent la force est ici absente ou si corsetée que l’on a l’impression de déguster une barquette sous vide. Sans doute est-il préférable de lire la formidable autobiographie de Springsteen en écoutant ses disques que d’aller au bout de ce stand up précieux mais finalement trop fabriqué pour autoriser la rencontre intime qu’on aurait souhaitée.
02. Growin’Up
03. My Hometown (introduction Part 1)
04. My Hometown (introduction Part 2)
05. My Hometown
06. My Father’s House (introduction)
07. My Father’s House
08. The Wish (introduction)
09. The Wish
10. Thunder Road (introduction)
11. Thunder Road
12. The Promised Land (introduction part 1)
13. The Promised Land (introduction part 2)
14. The Promised Land (introduction part 3)
15. The Promised Land
16. Born in the U.S.A (introduction Part 1)
17. Born in the U.S.A (introduction Part 2)
18. Born in the U.S.A
19. Tenth Avenue Freeze-Out (introduction)
20. Tenth Avenue Freeze-Out
21. Tougher Than The Rest (introduction)
22. Tougher Than The Rest
23. Brilliant Disguise (introduction)
24. Brilliant Disguise
25. Long Time Comin’ (introduction)
26. Long Time Comin’
27. The Ghost of Tom Joad (introduction)
28. The Ghost of Tom Joad
29. The Rising
30. Dancing in the Dark (introduction)
31. Dancing in the Dark
32. Land of Hope and Dreams
33. Born To Run (introduction Part 1)
34. Born to Run (introduction Part 2)
35. Born To Run