[Chanson culte #63] – You Will Miss Me When I Burn de Palace Brothers (1994) – Je me suis fait peur tout seul

You Will Miss Me When I Burn de Palace Brothers (1994)Beaucoup ont perdu la carrière de Will Oldham en route et se sont lassés de ses fantaisies country. On ne peut que leur donner tort avec Matt Sweeney ou avec Charles Mooney et si l’on a gardé une telle fidélité au chanteur de Louisville, c’est parce qu’on ne pourra jamais oublier le jour où on est entré en contact avec sa musique. L’image est sans doute mal choisie et à la limite de l’indécence (l’anniversaire est encore chaud), mais sept ans avant le 11 septembre, on a peut-être ressenti à l’écoute du premier morceau poussé par les Palace Brothers dans notre chambre d’étudiant d’alors cette même sensation de stupéfaction et de saisissement panique que l’on retrouverait au pied des tours effondrées. A hauteur de jeune homme, You Will Miss Me When I Burn, à l’ouverture d’un album (en réalité le deuxième du bonhomme, mais arrivé sur le continent avant le premier) qui ne s’appelait pas encore Days In The Wake mais qui ne portait pas de nom, faisait l’effet d’une bombe anti-personnel(le). Dire qu’on s’est senti instantanément anéanti est en dessous de la vérité. Oldham a soufflé en un accord et quelques vers, tout ce qu’on avait de joie et de fraîcheur en nous, d’envie de remuer et de sortir en boîte, il a tué le fêtard et le rigolo, il a mis sous cloche l’amoureux, le coeur tendre et romantique, pour ne laisser qu’un tas de cendres et de larmes, pâteux et bon à fourrer sous le tapis. Le choc ne s’arrêtait évidemment pas là puisqu’après cette anéantissement liminaire, Will Oldham nous laissait envisager peu à peu une renaissance qu’il figurait dès la plage 6 en nous changeant en un cheval de course revanchard (No More Workhorse Blues), puis en nous rouvrant les yeux (I Am A Cinematographer). Même ainsi rattrapé par le col, impossible de se dégager tout à fait de l’effet révolutionnaire de You Will Me When I Burn, chanson à l’antithèse de ce qu’on écoutait alors (sans électricité, ni pop, ni refrain, ni entrain) qui devait devenir le porte-étendard d’une oeuvre qui multiplierait ensuite les chefs d’oeuvre sombres (l’indépassable Arise, Therefore, deux ans plus tard, ou I See A Darkness, hypnotique en 1999) ou solaires (on y reviendra ci-dessous).

A l’époque, on balbutie encore notre culture blues et on ne jure que par les guitares bruyantes et véloces du Wedding Present, de Nirvana, Dinosaur Jr ou que par les préfigurateurs de la britpop (The Auteurs, Suede et consorts). On a bien entendu fréquenté le désespoir avant (Nick Drake, The Only Ones, Felt, Morrissey, les Smiths, Cure et quelques autres) mais sans que celui-ci soit aussi décharné et brut de peau. La révolution Oldham passe en effet par un asséchement radical des moyens utilisés pour exprimer la solitude mais aussi par leur convergence absolue. You Will Miss Me When I Burn est un morceau acoustique en mode guitare et voix qui installe un dispositif élémentaire, sans batterie, percussion, effet spécial. Cela s’est évidemment fait avant (Neil Young, Dylan par exemple, Springsteen) mais rarement avec une telle radicalité. Cette sécheresse/simplicité n’agit pas seule : elle ouvre devant elle un trou noir qui absorbe ou met dans le même sac, le texte, la voix, la guitare et tout ce qui va avec. Ce qui frappe lorsqu’on entre dans le morceau, c’est l’impression de silence béant qui nous entoure, comme si Oldham, non seulement jouait de la guitare, mais jouait aussi avec les murs de l’appartement dans lequel il est assis, les faisait craquer sous le poids de la solitude, comme s’il jouait du vieux canapé élimé, des rideaux, de la table basse. Les cordes sont comme pincées pour la première fois, suggérant une maladresse feinte mais qui donne le sentiment que le gars s’est acheté une guitare pour l’occasion et JUSTE pour dire ce qu’il a à dire. La chanson absorbe son environnement, le convoque et l’invente et apparaît tout du long comme non préméditée ce qui en multiplie l’impact de manière considérable. L’ensemble (c’est-à-dire par extension le monde d’Oldham mais aussi le nôtre) converge alors pour s’incarner – dans un mécanisme assez complexe que n’aurait pas renié Dantec – dans un point-monde qui trouve son achèvement et sa solution dans les deux premiers vers :

When you have no one
No one can hurt you 

When you have no one
No one can hurt you

Tout est dit alors. Comme si cela ne suffisait pas, Oldham double la prise. Il développe en plaçant des fantômes indéfinis et un loup dans le coin de la pièce et installe en un tour de main la description d’un environnement à la fois littéraire (la lumière au coin de la pièce qui guide l’écriture) et pictural quasi fantastique (on pense aux peintures bien connues « éclairées à la bougie » comme celle de l’Anglais Wright of Derby au XVIIIe siècle). Le texte est d’une qualité exceptionnelle, dans la manière alambiquée et en même temps extrêmement précise dont il décrit le sentiment d’abandon et tente de culpabiliser l’être aimée qui n’aime plus.

In the corner there is light
That is good for you
And behind you, I have warned you
There are awful things
Will you miss me when I burn
And will you eye me with a longing?
It is longing that I feel
To be missed or to be real

Le coup de génie d’Oldham tient littéralement dans cette convergence complète des effets : les doigts maladroits portent sur eux la détresse, la voix est pâle mais sans fragilité, presque stoïque et déjà désabusée. Le mode acoustique met l’accent sur le son des cordes mais paraît convoquer aussi les éléments qui constituent la guitare comme l’air contenu dans la caisse, son manche et tout ce qui la fait vibrer. Oldham agit depuis ce qu’on pourrait nommer des motifs standard du blues et de la country américains, mais plus généralement de l’art amoureux ou galant. L’abandon est en soi un argument tarte à la crème et cette idée de faire regretter à l’autre le fait de nous avoir quitté quelque chose que des dizaines d’autres ont exploré. You Will Miss Me When I’m Gone fait écho ainsi au Miss Me When I’m Gone de J.E. Mainer qui (à la fin des années 1930) fait figure de matrice pour ce genre de chansons. On en trouve des échos chez Brooks & Dunn qui prolongent bien plus tard cette filiation. Dans les deux cas, on sent le jeu derrière la chanson, une forme d’entrain. La forme (chanson) n’a pas encore été contaminée par le fond (le désespoir) et continue d’exister contre ce qu’elle exprime. Les arrangements viennent protéger l’auditeur de la détresse du chanteur, soit tout le contraire de ce que cherche à faire Oldham.

La force d’Oldham est ici d’abolir la distance entre l’expression (voix/guitare) et le désespoir, anéantissant par là même toute forme de protection qui aurait pu épargner l’auditeur. A l’écoute de You Will Miss Me, on est immédiatement projeté physiquement et spirituellement dans un gouffre sombre, sans possibilité de se rattraper aux branches (une batterie, un synthé, rien). La radicalité s’exprime évidemment aussi dans le remplacement du « when i’m gone » en un saisissant (et très chrétien) « when i’m burn ». Il ne s’agit plus de partir ou de mourir mais bien de se consumer, de se désintégrer. Il y a dans le choix de Oldham une violence extrême (cette combustion spontanée) qui épate d’autant plus qu’elle est énoncée sans que la voix doute le moins du monde. Il suffit d’écouter quelques instants la très réussie variation que propose Jay-Jay Johanson autour de ce thème pour saisir la différence d’intensité qu’il y a entre un chanteur appliqué et qui traite le thème de manière traditionnelle (c’est-à-dire rigoureusement romantique) et ce qu’en fait Oldham.

Le chant de l’Américain est déjà celui d’un homme mort, d’un type cramé et qui n’est plus aussi vivant qu’il en a l’air. On pourra retrouver cette posture (plus vibrante et mélodramatique) dans le Hurt de NIN, repris par Johnny Cash, à la différence près qu’il est évident qu’Oldham ne joue à aucun moment. Son authenticité est inattaquable. La preuve : il ne sait même pas jouer de la guitare. Le texte de la chanson ne présente aucune alternative : l’absence et le manque occupent déjà le terrain, si criants et envahissants qu’ils éteignent le monde entier sur le second couplet au moins autant que le pouvoir que le protagoniste prête à celle qu’il a aimé.

Will you miss me when I burn
And will you close the others’ eyes
It would be such a favor
If you would blind them

There is absence, there is lack
There are wolves here abound
You will miss me
When I turn around

Sur scène, Oldham ne va quasiment jamais cesser de jouer le morceau. Il le défigurera à plusieurs reprises, le transfigurera aussi comme sur cette version remarquable et qui bénéficie d’un accompagnement « format groupe » discret et délicat. Le titre est étiré sur plus de huit minutes, comme s’il s’agissait de différer (par pudeur mais aussi pour s’éviter une douleur trop intense) le moment de la prise de parole. Le chant, comme on s’en rend compte, escamotera souvent les premiers vers, quasi impossibles à soutenir dans leur frontalité quand on fait face au public. La voix elle-même est obligée de s’élever, de s’égosiller pour exprimer la souffrance véritable. Si le morceau y gagne en intensité et probablement en émotion (sur scène), il ne désamorce pas la froide énonciation de la version discographique, conférant à celle-ci une unicité impossible à reproduire, une sorte de dimension sacrée aussi rare et inédite qu’une vraie mort.

La question peut être débattue (une autre occasion peut-être) mais on trouvera à quelques endroits dans la discographie de Will Oldham des moments de grâce inversée, où l’effet de You Will Me Miss When I Burn est nié par des forces exactement contraires : un paysage qui s’égaye contre la solitude de la chambre, du vent, des scènes marines et bien sûr une présence, fraternelle ou amoureuse, qui éclaire et procure un réconfort salvateur. C’est le cas de ce qui peut constituer comme le parfait antidote à You Will Miss Me et en même temps la plus belle chanson du groupe (on s’avance) : Gulf Shores, chanson incroyable déposée sur un single (West Palm Beach) et qu’on retrouve ensuite sous différentes formes et supports. Gulf Shores est avec You Will Miss Me l’autre borne d’une oeuvre qui s’étend de bout en bout de l’âme humaine. Il y a une beauté et une lumière qui s’épanchent de ce morceau, une sérénité et une harmonie qui sont aussi éclatantes que l’autre inspirait la peur et la panique. Il est assez rare qu’un artiste ait l’occasion de couvrir un tel spectre. Oldham est ce genre de gars.

Les reprises n’ont pas manqué tant l’importance du morceau est devenue évidente pour beaucoup. Les Soulsavers menés par Mark Lanegan ont rendu la copie la plus propre et la plus respectueuse de l’originale, ce qui ne disqualifie pas pour autant les autres tentatives (celle de Paul Barman notamment). Mais il faut aller du côté de Sophia et de son So Slow (sur l’album Fixed Water) en 1996 pour espérer renouer avec le choc esthétique et la brèche ouverte par Oldham. On pourrait comparer les deux pièces et leur trouver autant de points communs que de différences.

L’impact d’Oldham est inégalable et inégalé sans doute, mais Sophia parvient avec un dispositif plus moderne et sûrement plus agréable à entendre à en reproduire l’efficacité. Le texte est au moins aussi fort, débarrassé encore un peu plus des images et de la poésie. Les deux morceaux adoptent tous deux un même sens de la frontalité et ne laissent aucune chance à celui qui les écouterait à la suite. On touche là évidemment au cœur du cœur des musiques désespérées, un endroit où il ne fait pas bon résider trop longtemps si l’on est soi-même fragile mais qui permet, à bon compte, d’explorer des sensations qu’on ne voudrait jamais connaître par l’expérience. Comme Casper le petit fantôme, avec Oldham, on se fait peur tout seul en espérant conjurer à jamais le sort tragique des poètes sacrifiés. Oldham s’en est bien remis et après Arise Therefore (album chef-d’œuvre par lequel il touchait pour ainsi dire le fond) a repris de la distance formelle par rapport à ses chansons. C’est sans doute pour cette raison qu’on peut le trouver moins intéressant à partir de 1999, date à laquelle avec I See A Darkness, la détresse remue un peu plus et épouse avec une belle élégance (et une vraie qualité) des tours plus convenus. Pour dire la chose, on aura plus jamais aussi peur que la toute première fois.

Recevez chaque vendredi à 18h un résumé de tous les articles publiés dans la semaine.

En vous abonnant vous acceptez notre Politique de confidentialité.

More from Benjamin Berton
Ian Brown / Ripples
[Black Koi / Virgin Records]
Avec un album tous les dix ans, on peut dire que Ian...
Lire la suite
Leave a comment

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *