Pere Ubu / Trouble On Big Beat Street
[Cherry Red Records]

8.8 Note de l'auteur
8.8

Pere Ubu - Trouble on Big Beat StreetI am here to stay”, clame de sa voix si caractéristique David Thomas sur le premier morceau, Love is Like Gravity, du nouvel album de Pere Ubu, Trouble On Big Beat Street. On avait cru comme d’autres, et sans doute Thomas lui-même, que The Long Goodbye leur précédent disque allait être le dernier. Il avait cette beauté-là et une telle dignité tragique qu’il aurait fait une belle pierre tombale. La santé de Thomas avait décliné et puis les traitements ont fait leur effet et lui ont redonné une belle énergie qu’il trimballe depuis sur scène (voir le live By Order of Mayor Pawlick Live in Jarocin) avec son groupe ou dans des configurations diverses et variées. Ce nouveau disque en témoigne : la mort est partout. Elle rôde, elle plane sur la plupart des chansons (« dont cry when you see me go »fait figure de refrain sur le remarquable Moss Covered Boondoggle) mais reste à ce stade et sur ce disque là une mort de fiction qui s’allie avec Satan et les forces (créatives) et occultes pour emporter les rockeurs survoltés et les grandes figures du blues. C’est autour de ce motif (le blues, la mort, les racines sombres de l’avant garage, ce courant obscur que Pere Ubu a inventé) que se noue « l’intrigue » de Trouble On Big Beat Street, un album avec lequel Pere Ubu déraille et remet à l’honneur sa fibre expérimentale.

Car les néophytes n’auront à peu près aucune chance de trouver cela séduisant et facile à écouter. Thomas est entouré de sa garde royale habituelle, Keith Moliné, Gagarin (l’ancien Ludus), Michelle Temple. Mais il a fait aussi une place à Alex Ward à la clarinette, Jack Jones au thérémine ou encore Andy Diagram, trompettiste et comparse sur son groupe Two Pale Boys, qui viennent donner au disque en plus d’un sentiment euphorique et débridé, des accents jazzy influencés par le blues primitif et le free jazz. Autant dire qu’on est jamais ici en terrain connu et tout à fait paisible, et ce dès l’ouverture, Love Is Like Gravity, qui agit comme une grande chanson d’amour déglinguée. Car Pere Ubu ne fait jamais les choses dans l’évidence, dans la facilité, même si on sent qu’il y a ici, et de manière encore plus notable dans les 7 titres de l’édition CD (l’édition vinyle se contentant de 10 titres) une large place laissée à l’improvisation et au laisser aller. L’album est groove, dansant, hypnotique et déstructuré. On a le sentiment que Pere Ubu joue et jongle avec des blocs de sons, désosse ses propres schémas et les réassemble comme on ferait un collage ou un cut up beat. Sur Crocodile Smile, le groupe incorpore des échos de Drive, une chanson tirée de Pennsylvania, avant de la laisser filer. L’ensemble reste assez impressionnant, régressif (Nyah Nyah Nyah) mais virtuose et passionnant dans ce qu’il exprime (on se demande toujours de quoi il parle « you got gum on your shoe », répète-t-il cinq ou six fois). Thomas a expliqué que ce disque faisait écho au grand cycle de chanson de Van Dyke Parks qui date de 1968 et ce n’est pas fortuit. Il y a ici cette ambition de raconter quelque chose de la mythologie des Etats-Unis et en premier lieu le pacte passé entre les bluesmen et le diable pour le contrôle de l’électricité et de la passion. C’est ce que nous raconte Thomas sur un Worried Man Blues de plus de sept minutes, compté comme une nouvelle et qui constitue sans doute le centre de gravité du disque. La pièce est impressionnante beuglée à la voix et au cornet sur sa dernière partie. Le groupe enchaîne sur le sentimental (mais spectral) Let’s Pretend juste derrière avant de proposer un peu plus loin une reprise folle et splendide de Crazy Horses de The Osmonds. On parle évidemment d’un temps des origines (les années 60-70) mais dans lequel Pere  Ubu vient rechercher une matière vivante, empreinte de naïveté et de primitivisme. Comme chez Van Dyke Parks ou le Smile des Beach Boys mais en version post-punk, Trouble On Big Beat Street foisonne, passe du coq à l’âne et semble parfois déjanté, découpé, ou être juste l’empreinte, le « négatif » d’une œuvre plus longue, plus facile à comprendre. C’est un disque synthèse mais que la contraction rend hermétique et indiscipliné, rugueux et pas toujours facile à suivre. Uh Oh, par exemple, qui referme le vinyle sonne assez peu comme un final. C’est une chanson décousue et sans signe caractéristique, juste un bout de ficelle qui pend un peu dans le vide et dont l’écoute amène plus de frustration que de réelle satisfaction.Les 7 titres bonus du CD vont dans la même direction : la désorientation, la perte de repères. Et c’est paradoxalement dans cette frénésie (ce Trouble du titre) que le disque est le meilleur.

Par rapport à son précédent album, Trouble On Big Beat Street ne renvoie pas le même sentiment de cohérence (et pour cause, l’autre devait être un disque qui refermait cinquante de musique) mais est tellement bouillant de vie, d’intentions et gorgé de sens qu’on y éprouvera la même sensation enivrante d’être face à un corps étranger, aux contours flous et agressifs, insondables et présentant 1001 interprétations. En clair, c’est un nouveau très grand album, finalement assez proche de Song of The Bailing Man (1982), un disque souvent malaimé qui marquait la transition entre deux époques du groupe. S’il doit y avoir un après, on est à peu certain qu’il ne ressemblera pas du tout à ça. Le temps passe… et Pere Ubu est toujours à ses trousses.

Tracklist
01. Love Is Like Gravity
02. Moss Covered Boondoggle
03. Crocodile Smile
04. Movie In My Head
05. Nyah Nyah Nyah
06. Worried Man Blues
07. Let’s Pretend
08. Satan’s Hamster
09. Crazy Horses
10. Uh Oh
Liens

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