A nouvelle année, nouvelle série. Après nos chansons-culte, nous souhaitions revenir, selon le même principe qui propose l’analyse détaillée d’un titre sur des morceaux qui, pour des raisons variées, ont marqué une rupture fondamentale avec l’image qu’on avait de ce groupe. Chanson-four ou chanson à succès, chanson-divergente ou chanson-de-merde, certaines chansons ont un statut un peu particulier dans la discographie d’un groupe parce qu’elles disent quelque chose sur lui qu’on n’était pas encore prêt à entendre. Chanson mal aimée….ou, en trompe l’oeil, chanson qu’on aime quand même ou avec laquelle on a appris à vivre par la force des choses : voici l’esprit de cette nouvelle série.
Parce qu’il vaut toujours mieux commencer par The Cure et par parler d’amour (souvenez vous de notre Just Like Heaven), Friday I’m Love est le single rêvé. Mine de rien, un truc étrange et plus important qu’on ne croit s’est passé quand on a commencé à entendre le titre sur les radios. C’était en mai 1992 et cela faisait quelques semaines à peine qu’on avait Wish, le neuvième album du groupe entre les oreilles. Le précédent album de The Cure (le « The » était tombé entre temps, tandis que le groupe initiait pour l’occasion une énième révolution calligraphique) s’appelait Disintegration et c’était un monument d’amour sombre, le plus mélancolique des albums de The Cure et sûrement le plus beau de l’ère moderne. Trois ans plus tard, la sortie de High nous avait déjà mis la puce à l’oreille, quelque chose d’assez énorme pour qu’on s’y arrête : pour la première fois depuis 1979, la musique de Cure nous rendait heureux. Le visuel s’était éclairci. Des formes cartoonesques flottaient dans les airs comme un cerf-volant. Robert Smith jouait avec les mots et composait une musique qui n’avait jamais été aussi légère.
La sensation qu’on ressentit alors fut étrange au début, car inhabituelle, surprenante, à la limite du dérangement. Si on était fan de The Cure depuis toutes ces années (Head on The Door, 1985, 9 ans), ce n’était pas pour rien et surtout pas pour entendre ça. On avait renoncé à la New Wave pour rejoindre la légion des Curistes afin de porter le deuil de notre jeunesse dignement et montrer à quel point nous étions tristes. Nous n’avions pas découvert The Top (1984), en direct et le tenions, comme tous ceux qui l’avaient écouté à rebours, comme une infamie indigne de succéder à Pornography ou Faith. Etait-il vraiment possible d’aller plus loin dans le succès populaire et l’usage de mélodies imparables que ce que Smith avait déjà réussi avec The Head on The Door ? A y repenser, l’album était le parfait compromis entre le respect d’une intention « gothique » (pas gothique, mais on ne va pas lancer le débat) initiale (romantique, triste, sombre) et l’affirmation des qualités de composition exceptionnelles de Smith. Ce génie ne pouvait pas s’empêcher désormais de composer des tubes. Il avait conquis l’Amérique et ne s’arrêterait pas en chemin. Close To Me, In Between Days se chantaient un peu partout mais elles restaient des chansons tristes et plombantes qui permettaient de proposer une lecture sinistre à ceux qui les chantonnaient comme des imbéciles sans rien y comprendre. High avait livré un autre indice : il arrivait un truc. Les entames de couplet étaient géniales mais reposaient sur des images primesautières et des sons qu’on n’avait pas entendus depuis Lovecats.
When I see you sky as I kite
As high as I might
I can’t get that high
When I see you sticky as lips
As licky as trips
I can’t lick that far
And when I see you kitten as a cat
Yeah as smitten as that
Ce « kitten as cat » préfigurait à sa manière la future domination de Gilles Legardinier sur la littérature française. Elle arriverait cinq ans plus tard avec son premier roman. Livré aux premiers acheteurs avec une broche en forme de calamar métallisée, Wish corrigeait par son amplitude la première impression laissée par le single. Non, Cure n’avait pas viré mièvre et n’avait pas l’ambition de devenir un groupe rigolard. Les premières écoutes ne trompaient pas : si les guitares portaient exagérément le propos emmenées par le duo Bamonte/Thompson (qui quiterrait le navire juste après) et amorçaient l’évolution du groupe vers un rock alternatif compatible avec le marché américain, Wish était un album ample et qui présentait nombre de chansons merveilleuses. L’ouverture Open était somptueuse, divergente et dérangée. En plage 4, on trouvait From The Edge of The Green Deep Sea, une chanson qui mêlait la mélancolie (maritime) d’un Just Like Heaven, la rage de Pornography et le romantisme ailé de Disintegration. Plus loin encore (et en sautant tout de même 3 ou 4 morceaux), on tombait sur Trust et To Wish Impossible Things, deux sommets de mélancolie soupirante, et l’impeccable End. Avec un peu d’aide de Smith et des siens, on aurait pu se dire que Wish ne changeait pas la donne et permettrait de conserver l’unité d’une fan-base mal à l’aise avec l’idée de succès planétaire.
Le génie pop de Robert Smith est notre ennemi
Le choix de Friday I’m Love comme second single tiré de l’album allait rebattre les cartes et faire exploser ce sentiment : Wish était une imposture. Doing the Unstuck, High, Friday et A Letter To Elise composaient, au coeur du LP, un oasis de réconfort mainstream et un réservoir de bons sentiments auxquels on ne s’attendait pas. La chose ne tarda pas à se profiler : après quelques passages sur les radios, Friday I’m in Love s’imposa comme un immense succès planétaire. De l’aveu même de Robert Smith, c’était juste une « chanson pop des plus naïves….pour sauter de joie les mains en l’air et rendre heureux »mais quelle chanson. Ce n’était pas seulement une chanson d’amour mais surtout une chanson idiote. Robert Smith était tombé sur la mélodie presque par hasard alors qu’il grattouillait sa guitare. Il fut si surpris par le côté accrocheur des quelques notes qu’il avait entre les mains qu’il se persuada avoir déjà entendu le morceau quelque part. C’était trop évident et trop immédiatement séduisant pour être de lui. Alors que le groupe entrait en studio, le chanteur se demandait encore si ce morceau était le sien ou pouvait provenir d’un souvenir mal digéré et dont il était incapable de retrouver la source. Hanté par une possible accusation de plagiat, Smith appela un à un tout son entourage, ses amis et ses cercles de connaissance pour leur jouer la mélodie du morceau et leur demander de reconnaître d’où venait cette chanson. Personne ne répondit. Friday était bien un titre original, le plus pop et le plus instantanément séduisant que le groupe ait jamais composé.
Après Disintegration (et même s’il réendosserait plus tard l’image du Cure des origines en se prévalant de plusieurs trilogies crépusculaires), Smith était à la recherche d’une rupture et d’une respiration. Transformer Cure à nouveau était un impératif. Deux directions allaient être explorées en même temps. Passer d’un groupe post-punk à un groupe de rock alternatif était la plus indolore pour les fans. Rajouter des guitares. Alourdir le jeu de batterie. Développer de longs solos pour occuper l’espace dans les stades. Muscler la formule et délayer ce qui restait de la sécheresse et de la concision d’antan pour les oreilles américaines. Les meilleurs titres de Wish n’échappent pas à ça. La production des guitares est nouvelle : plus ample, plus limpide, moins subtile. Cure frise le passage en force. La seconde direction consiste à alléger le propos. Il faut se départir de l’image gothique qui ne passe pas auprès du grand public. Les Américains n’en ont pas les codes et l’associent à la mort. Les Européens s’en amusent et sont friands des travestissements à la Close To Me. Robert Smith ne veut pas devenir un guignol à la Tim Burton et déteste le folklore gothique. L’écriture du texte de Friday I’m Love prend, dans ce cadre, une importance aussi décisive que lorsque Dylan choisit de passer à l’électricité. Décidé à ne pas se restreindre, Robert Smith décide d’égrainer les jours de la semaine un à un (un procédé bien connu des chansons pop et qui crée une immédiate complicité avec l’auditeur en même temps qu’il favorise la mémorisation du texte) et de crier son amour à la face du monde. Son couple est fort. Il n’est pas malheureux et tient entre ses cordes une mélodie imparable.
I don’t care if Monday’s blue
Tuesday’s gray and Wednesday too
Thursday I don’t care about you
It’s Friday I’m in love
Monday you can fall apart
Tuesday Wednesday break my heart
Oh, Thursday doesn’t even start
It’s Friday I’m in love
Saturday wait
And Sunday always comes too late
But Friday never hesitate
I don’t care if Monday’s black
Tuesday, Wednesday heart attack
Thursday never looking back
It’s Friday I’m in love
Monday you can hold your head
Tuesday, Wednesday stay in bed
Or Thursday watch the walls instead
It’s Friday I’m in love
Saturday wait
And Sunday always comes too late
But Friday never hesitate
Le semainier de l’amour
Il ne sait pas encore qu’il vient de composer un texte qui sera, par la suite, l’un des plus utilisés par les professeurs d’anglais pour apprendre la langue de Shakespeare aux collégiens. Le potentiel du single est immense et Friday se range dans la liste des chansons qui « donnent la banane ». Pour les fans, c’est évidemment une atrocité. L’efficacité du morceau est renforcée par deux astuces de production (accidentelles pour l’une) : la vitesse du titre est artificiellement accélérée (par rapport à la version live) pour souligner le côté enjoué. Lors d’un bidouillage, le titre est joué aussi un ton plus haut que prévu ce qui allège encore l’atmosphère. Tim Pope, réalisateur fétiche du groupe, propose un clip qui n’arrange rien mais contribue au mouvement global. On y retrouve le groupe dans un petit périmètre (proche de la mise en scène de Close To Me), dans un univers théâtral et baroque où on peut (encore) se demander si tout ceci ne relève pas de la comédie. L’image est chargée de couleurs chatoyantes. Bleu et doré dominent, tandis que Robert Smith apparaît rajeuni, surexposé et radieux. Accessoirement, on ne le verra plus jamais aussi beau après, comme s’il avait voulu renouer un temps avec son extraordinaire séduction des débuts. Inutile de dire que tous les colifichets gothiques ont disparu et qu’on ne trouve pas trace ici de morbidité.
Friday I’m in Love marque clairement la fin d’une époque et l’entrée dans une nouvelle ère. Est-ce le moment où on décroche du groupe ? Est-ce le morceau de trop ou l’instant où tout bascule ? Cela reste difficile à dire. Difficile de ne pas se laisser gagner par la qualité du titre et par la vivacité du chant de Smith qui excelle, littéralement, sur le passage suivant :
Dressed up to the eyes
It’s a wonderful surprise
To see your shoes and your spirits rise
Throwing out your frown
And just smiling at the sound
And as sleek as a shriek
Spinning round and round
Always take a big bite
It’s such a gorgeous sight
To see you in the middle of the night
You can never get enough
Enough of this stuff
It’s Friday
I’m in love
Le couplet est magistral, sensuel et enfantin à la fois, renvoyant de façon presque rimbaldienne, à un temps de l’innocence et de l’amour qui est tout aussi légitime que celui ressuscité sur Just Like Heaven. Paradoxalement, pour un groupe plutôt sombre, Smith aura aussi proposé avec ces deux titres qu’on peut relier aisément une sorte de cartographie des situations de bonheur qui est plus complexe qu’on ne croit. Sa carte du tendre passe par des états de désespoir, de célébration fantasmée (l’âge adolescent) ou par des états de bonheur régressif (ici en l’occurrence). C’est cette explosion de bonheur primitif qui dérange et déconcerte les fans, même si elle ne fait que confirmer ce que Cure a toujours fait à travers ses compositions : fermer les yeux sur le monde tel qu’il est pour proposer (dans l’expression de ses peurs ou de ses angoisses, comme dans celle de la joie) un univers simplifié et reconstitué depuis la conscience de son créateur.
Dire qu’on tient plus de 25 ans après Friday I’m In Love pour un chef d’oeuvre relèverait du mensonge. C’est néanmoins un titre qui a son importance et peut susciter un certain attachement. La relation qu’entretiennent de nombreuses personnes avec Cure en sortira à jamais transformée au point qu’on oubliera que les faces B du single, Halo (surtout) et Scared As You (un peu moins) étaient sublimes. Les déçus boiront définitivement le bouillon en 1996 avec un Wild Mood Swings de sinistre mémoire que les décennies suivantes ne réussiront jamais à rattraper. Bizarrement, on peut conclure en disant que c’est la chanson la plus joyeuse jamais enregistrée par le groupe qui aura eu sa peau. Les derniers concerts confirmeront l’atrocité du morceau qui n’a jamais sonné aussi loin de nous qu’aujourd’hui.