Morrissey est à la parade sur ce treizième album studio. Le producteur Joe Chiccarelli a pris le pouvoir, soutenu par l’avant-garde du groupe qui accompagne le chanteur. Boz Boorer, le fidèle guitariste rockabilly, est curieusement absent des crédits, tandis que Jesse Tobias, Mando Lopez et Gustavo Manzur co-signent les compositions. Les amateurs de mélodies pop se méfieront et ils auront à demi-raison, tant cet album, comme le précédent, repose sur des audaces de production et des partis pris musicaux marqués (un lancement électro ici, un pont synth-pop ailleurs, un jazz band à un autre endroit), plutôt que sur une approche traditionnelle. Les forces à l’œuvre sur le précédent album sont plus que jamais à l’action mais ont été domestiquées et sublimées pour faire de ce I Am Not A Dog On A Chain un album plus enthousiasmant et plus intéressant que le précédent. Si la fin de l’album souffre de fausses notes inexcusables, elles reposent paradoxalement, tandis que sa voix souveraine enchante la quasi-totalité des plages, sur l’inconsistance d’un Morrissey qui s’oublie sur l’affreux Darling, I Hug A Pillow ou évolue dans un registre mineur sur The Truth About Ruth.
Morrissey vs The World
I Am Not A Dog On A Chain bénéficie, comme son prédécesseur, d’un démarrage en fanfare. Jim Jim Falls fait partie de ces chansons remarquables qui intégreront d’emblée le canon morrisséen. Morrissey n’a pas besoin de grand-chose pour changer le plomb en or. C’est lui qui fait tout le boulot ici, sur une base rythmique électro, bien soutenue à mi-morceau par une mise en scène emphatique. Son tableau des chutes d’eau australiennes est impeccable. Doit-on se jeter en bas et en finir ? Le chanteur dénonce comme il en a pris l’habitude désormais les faux-semblants et ceux qui s’écoutent. Arrêtez de chouiner, leur dit-il en substance, et sautez plutôt que de nous rabâcher vos états d’âme et vos fausses souffrances. De la part d’un type qui a bâti sa carrière sur l’auto-apitoiement, le message est clair : Morrissey est là pour en découdre et se battra jusqu’à la fin. Love Is On Its Way Out est élégant et froidement combatif. C’est un titre qui active deux filières de composition bien connues du Moz : celle du « moi contre le monde entier » et du « donne-moi juste un peu d’amour avant la fin ». Au fil des écoutes, le titre gagne en efficacité et en deviendrait presque un tube, magnifiquement coupé en deux par un pont original et qui permet au morceau de basculer d’un sujet à l’autre. Le final est phénoménal, même si le texte, dans la lignée des morceaux politiques de World Peace, n’impressionne pas.
Jerry Nolan, Elvis et Andy Kaufman : sortez de ce corps !
Avec le recul, Bobby, Don’t You Think They Know prend une place estimable dans le dispositif. Là encore, le texte est globalement médiocre et sans inspiration (Morrissey aligne les références directes ou argotiques à la drogue) mais dresse un portrait touchant du chanteur camé, Bobby Hatfield, des Righteous Brothers. Le morceau part dans tous les sens (piano fou et cuivres à l’appui), dynamité par la grande voix soul de Thelma Houston. I Am Not A Dog est un album pompier où l’amplitude du geste, la pose et la grandiloquence ont leur place. Morrissey est plus que jamais l’un des derniers playboys internationaux, un showman et un héritier des grandes figures du rock et du music-hall. C’est ainsi qu’il se présente et représente désormais : un résistant, une reine de la nuit (drama queen) et un artiste de pantomime qui ne respecte aucune forme de retenue. C’est Elvis Presley, Jerry Nolan et Andy Kaufman, rassemblés dans un même espace et chantant par la même bouche. I Am Not A Dog on A Chain est grandiose et proche de la perfection. Le titre est pop et primesautier. Morrissey reprend son libelle anti-presse le sourire aux lèvres. Arrêtez-moi, semble-t-il dire, si vous avez déjà entendu ça avant, puis s’envole dans un final héroïque et musclé en bombant le torse. L’effet n’est pas nouveau mais le groupe est brillant dans ce genre de situations. La voix fait le reste, laissant aux guitares la dernière charge. Le Mancunien enchaîne avec What Kind Of People Live in These Houses ? sur un beau morceau d’observation sociale. Il fut un temps où il excellait dans ce registre. Le morceau est propre sur lui, un peu condescendant peut-être envers ceux sur lesquels il pose les yeux, mais nous rappelle que Morrissey avait jadis le coup d’œil et la plume pour raconter l’Angleterre.
Dans une autre veine, plus mélancolique et intimiste, Once I Saw The River Clean évoque le Manchester de sa jeunesse, sa grand-mère et le temps qui passe. Dans les deux cas, on sent que Morrissey n’y est plus tout à fait et se repose qui sur ses souvenirs personnels, qui sur des jeux de mots plus ou moins réussis pour maintenir sa connexion avec le monde réel. Les deux morceaux sont moins intéressants musicalement, presque ennuyeux mais constituent des titres tout à fait respectables et qui n’auraient pas dépareillé parmi les bonnes faces B de Years of Refusal. Le groupe actuel de Morrissey est de toute façon meilleur quand le tempo s’accélère. Il n’a pas le don des balades et des mélodies. C’est ce que nous rappelle l’efficace Knockabout World. Cette fois, on se retrouve avec bonheur quelque part entre la prod synth pop de Kill Uncle et les refrains icôniques de Viva Hate. Les flonflons de mi-morceau viennent célébrer la noce : vingt ans plus tard, tout est de nouveau en place. Le final, encore une fois somptueux, « You’re ok by me » fait un écho direct et contraire au « I’m Ok by myself » chanté jadis comme un décret de confinement définitif. Morrissey a franchi les limites de sa chambre et n’y reviendra pas.
Toutes ces tentatives de revenir à ses anciennes amours en chansons échouent. C’est le cas du lamentable Darling, I Hug a Pillow, qui rappelle vaguement Wide To Receive sur Maladjusted ou Come Back To Camden, de jadis, mais qui est ridicule de bout en bout. Plus d’amour physique, de moiteur et de liquide poisseux. Morrissey ne s’honore pas avec cette guimauve. Ce sera la plus belle faute de goût du disque et presque la seule heureusement. The Truth About Ruth agit en miroir inversé du Vicar in A Tutu d’antan : c’est pataud et grandiloquent, un portrait à la crème chantilly d’un travesti. Le fantôme de Klaus Nomi passe à l’arrière-plan mais ça ne fonctionne pas vraiment.
Sous le par
Le double final, The Secret of Music et My Hurling Days Are Done, divisera. La première pièce, de près de 8 minutes, est une belle tentative de reprendre les thèmes méta abordés il y a quelques années avec son Oboe Concerto mais dans une logique plus musicienne et orchestrale. Mais Morrissey rame à trouver des correspondances entre les instruments et les émotions. C’est moins bien que lorsque Benjamin Britten explique l’orchestre aux enfants et moins cool aussi que Pierre et Le Loup. Mais l’arrangement est intéressant et la mise à nu intrigue. La voix est à poil, la mélodie à plat. Dire que le morceau fonctionne bien dans la longueur serait exagéré mais on peut y trouver son compte. My Hurling Days Are Done, dans un registre plus convenu de « grande réflexion sur le temps qui passe » et chanson de fin, n’est pas non plus la grande chanson espérée et qui pourrait rivaliser avec Speedway, I’m Ok by Myself, ou You Know I Couldn’t Last. Le « time/ no friend of mine » est un peu court et la référence enfantine « Oh mama, mama and teddy bear/ Were the first full firm spectrum of time/ But now my hurling days are done », répétée au refrain, n’est pas non plus ce que Morrissey a écrit de plus transcendant. Le titre se défend tout de même sur ses effets de manche et sur la voix inspirée mais ne constitue pas le bouquet final qu’aurait mérité l’album.
I Am Not A Dog On A Chain n’en reste pas moins un bel effort et probablement l’album le plus intéressant et consistant, l’album le plus équilibré de Morrissey depuis Ringleader of Tormentors en 2006. On y retrouve la même énergie, la même combativité, couplée à une vraie dynamique de production. L’écriture de Morrissey qui a perdu de sa superbe depuis quinze ans n’est toujours pas au mieux mais a ses fulgurances et est, sur plus de la moitié des titres, compensée par une interprétation hors norme, spectaculaire et littéralement habitée. Peut-être plus aussi décisif et bouleversant, Morrissey n’en reste pas moins un artiste fréquentable, nécessaire et pertinent.
02. Love Is On Its Way Out
03. Bobby, Don’t You Think They Know
04. I Am Not A Dog On A Chain
05. What Kind of People Live In These Houses ?
06. Knockabout World
07. Darling, I Hug A Pillow
08. Once I Saw The River Clean
09. The Truth About Ruth
10. The Secret Of Music
11. My Hurling Days Are Done