[Chanson Culte #25] – Little Red Corvette, Prince sur l’autoroute du plaisir

Prince - Little Red CorvetteLa mort de Prince aura au moins eu un avantage : permettre à ceux qui en étaient privés de pouvoir à nouveau écouter librement sa musique en ligne. Le Kid de Minneapolis est de retour sur le net et aussi dans les bacs, monté en coffret, en édition collector et devrait alimenter le marché du disque pendant les 200 prochaines années lunaires. L’industrie sert des vieilleries comme s’il s’agissait de nouveautés et tout ceci nous pose évidemment question. Que retenir de Prince au final ? On a le sentiment que, dans l’opinion, le personnage l’emporte sur la musique. Quels albums ? Quelles chansons ? Purple Rain écrase son monde et on se souvient aussi en France de ses roucoulades méditerranéennes à la Kiss. What else ? Prince est en train de devenir un artiste de best-of, un personnage de légende : musicien virtuose, un amant XXL, et puis quoi ?  Plus l’hommage est fort et moins l’oeuvre parle : Sign O  The Times, album central et néoréaliste, Around The World In A Day notre préféré, ignoré à jamais, sans parler de Lovesexy monumental renvoyé à sa seule pochette, de Graffiti Bridge (qui l’a écouté et réécouté?) ou même de Diamonds and Pearls. Les débuts sonnent creux et serrés, comme un string en cuir. Plus on parle de Prince et plus il est négligé.

On pourrait aisément lui consacrer trois ou quatre « Chanson Culte » mais à raison d’une par an pour le goûter d’anniv au Fentanyl et au Champomi, on y va piano avec Little Red Corvette, single cuvée 1982 (36 ans déjà) sorti en simple en mars 1983. Pourquoi Little Red Corvette plutôt qu’une autre ? Tout simplement parce que tout y est et parce que tout Prince peut être contenu dans cette chanson.

 Vroum, vroum, sexy

Mais commençons au début. La Corvette est une voiture de sport de marque Chevrolet, lancée au début de l’année 1953. Premier concept car et premier véhicule à posséder en série une carrosserie en fibre de verre, elle devient emblématique de l’Amérique par ses courbes, sa motorisation puissante et son utilisation dans de nombreux films de cinéma. En 1982, Prince vient d’achever l’aménagement dans sa maison d’un tout nouveau studio 24 pistes. C’est là que naît 1999, son cinquième album, et aussi là, en solitaire puisqu’il ne sollicite que très accessoirement son groupe The Revolution, sur cet enregistrement, qu’il engage sa grande révolution de palais. Controversy, sorti l’année précédente, amorçait un travail de brassage des musiques noires, des musiques synthétiques et du rock, mais c’était un album encore rattaché à son premier âge, psychédélique et exagérément tourné vers la provocation. D’un point de vue du son, 1999 engage Prince dans une nouvelle ère, faite de maîtrise, de relative retenue et surtout de déploiement professionnel de sa formule électro-funk. Les synthétiseurs prennent la place des instruments naturels, remplacent les cuivres, tandis qu’une nouvelle boîte à rythme dernier cri lui permet de coupler des échantillons numériques de batterie à des effets de guitares, créant une résonance et des réverbérations caractéristiques. Les chansons sont travaillées en solo, conçues, polies, reprises, développées, jouées pendant les longues heures d’une nuit où Prince ne dort pas. Pleinement autonome tant musicalement que dans le processus de production et d’enregistrement, Prince peut exprimer non seulement sa créativité mais se donner les moyens de la domestiquer et d’en synthétiser les ambitions. Pour le profane, la signature sonore est très singulière, comme si l’ensemble baignait dans une chambre d’écho. Le son est énergique, presque vrombissant…. comme un moteur de voiture. On y arrive : le nouveau son, urbain, agressif, mais aussi tendu comme un sexe en action et qui ne perd pas ses caractéristiques funk soul, est né et s’exprimera à la perfection sur Little Red Corvette, deuxième single extrait de l’album après le titre rajouté à la dernière minute et tonitruant 1999.

Little Red Corvette est un succès et devient l’un des morceaux référence de l’artiste, annonciateur sur sa dynamique midtempo des futurs succès qui naîtront, sur une ligne assez semblable, avec Purple Rain. La formule est prête et sera répétée ad lib : une bonne image facile à partager (la Corvette), un démarrage émotionnel et musical au ralenti puis un refrain orgasmique et fédérateur. La musique prolonge par sa structure l’instant érotique auquel elle se réfère souvent, proposant un mouvement à la fois profond, ralenti et sensuel. Ce sont les éléments qui se mettent en place avec Little Red Corvette, en apparence simples, mais avec une originalité qui ne doit pas être ignorée.

Les femmes, l’Amérique et les voitures Si Little Red Corvette parle à l’Amérique, c’est parce qu’elle en reprend l’un des symboles les plus emblématiques : le roadster Corvette, voiture mythique, est associé à la séduction masculine dès les années 50. On ne va pas répéter ce qui a été dit mille fois sur l’importance de l’automobile aux Etats-Unis. Celle-ci occupe une place invraisemblable dans l’imagerie de la conquête, de la liberté mais aussi de la séduction. C’est évidemment James Dean lancé à toute allure mais aussi, musicalement, un thème aussi vieux que le rock. On peut citer, à titre d’exemple, le Little Deuce Coupe des Beach Boys en 1963 qui symbolise à merveille l’érotisation du véhicule.

Le texte est terrifiant de sous-entendus : « Well I’m not braggin’ babe so don’t put me down But I’ve got the fastest set of wheels in town When something comes up to me he don’t even try ‘Cause if I had a set of wings man I know she could fly … And comin’ off the line when the light turns green Well she blows ’em outta the water like you never seen I get pushed out of shape and it’s hard to steer When I get rubber in all four gears » – associant quasi ouvertement la voiture du jeune type à un pénis ailé fendant une chatte mouillée large comme la Mer Rouge. On se demande encore 55 ans après comment le texte n’a pas déclenché de polémique, le fait qu’il soit chanté en choeur par des garçons si présentables ayant sans doute joué pour l’Amérique puritaine. Pour tout le monde, la chose est cependant claire : la voiture, rouge qui plus, est l’attribut viril par excellence et une métaphore phallique s’il en est. Des générations d’anglo-saxons de Bon Jovi à Snoop Dogg, en passant par l’ironique Babybird en Angleterre (You’re Gorgeous), n’auront de cesse que d’étaler des filles dévêtues sur le capot (dans les clips notamment) pour qu’elles se frottent à leur organe mécanique. Sur un premier malentendu, la chanson de Prince pourrait renvoyer à cette veine là sauf que l’artiste, en s’emparant de l’image, la pervertit complètement et opère une parfaite révolution en identifiant la femme à la Corvette et en la détachant du sujet masculin.

Si l’on écoute attentivement, le narrateur/chanteur est un homme plutôt sage en apparence qui se retrouve aux prises avec une maîtresse déchaînée. La chanson se présente comme une tentative de raisonner cette sauvageonne pour l’amener d’une part à ralentir le rythme du coït mais aussi à s’engager dans une romance véritable et des relations durables qui lui évitera de se consumer. Le narrateur lui-même se sermonne : s’est-il fourvoyé ou laissé abuser en privilégiant une nouvelle fois le sexe facile à une histoire d’amour plus académique ? En pleine action tel Valmont qui prend la plume alors qu’il chevauche la jeune présidente de Tourvel, Prince s’interroge. Il se regarde au bord du précipice, en train de prendre son pied, tout en se demandant s’il a raison de s’abandonner à une telle facilité. Moralisateur, il recommande à celle qui est sous lui de ralentir pour se préserver…

Le mouvement qui agite Little Red Corvette est un leitmotiv de l’oeuvre du chanteur qu’on retrouvera décliné sous de multiples formes, notamment dans le manichéisme sublime de Around The World in A Day et la lutte du Bien et du Mal qui constitue le fil rouge de LoveSexy. Prince ne résoudra l’équation qu’en devenant témoin de Jéhovah mais il a encore en 1982 beaucoup de chansons à écrire et de filles à couvrir avant de conclure son expérience… spirituelle.

La perspective adoptée par Little Red Corvette est littéralement révolutionnaire car elle identifie successivement la femme à la voiture rouge, mais aussi (dans un mouvement à l’élégance contestable) à un cheval fougueux. Contrairement aux apparences, l’homme est faible et le séducteur en position très nette d’infériorité. Là encore, ce sera un caractère paradoxal (et sans doute essentiel dans son succès auprès des femmes) que la capacité de Prince à se représenter perpétuellement en sujet de l’amour des femmes et pas l’inverse. Ses tentatives de dominer se résoudront par une déchéance et un renvoi aux enfers comme sur Temptation qu’il écrira quelques années plus tard.

Erotisme chevalin et clitoris apparent

A body like yours (A body like yours) Oughta be in jail (Oughta be in jail) ‘Cause it’s on the verge of bein’ obscene (‘Cause it’s on the verge of bein’ obscene) Move over baby (Move over baby) Gimme the keys (Gimme the keys) I’m gonna try to tame your little red love machine (I’m gonna try to tame your little red love machine)
Little red Corvette Baby you’re much to fast Little red Corvette You need to find a love that’s gonna last
Little red Corvette Honey you got to slow down (Got to slow down) Little red Corvette ‘Cause if you don’t you gonna run your Little red Corvette right in the ground
Right down to the ground (Honey you got to slow down) you, you, you got to Slow down (Little red Corvette) you’re movin’ much too fast (Too fast) you need to find a love that’s gonna last
Girl, you got an ass like I never seen And the ride, I say the ride is so smooth You must be a limousine
Baby you’re much to fast Little red Corvette You need a love, you need a love that’s That’s gonna last (Little red Corvette) Babe you got to slow down (you got to slow down) Little red Corvette ‘Cause if you don’t, ’cause if you don’t, You gonna run your body right into the ground (Right into the ground) Right into the ground (Right into the ground) Right into the ground (Right into the ground)
L’autre élément qui se dégage de la chanson est bien évidemment son intense érotisme. Il est assez clair pour tout le monde que Prince est en train de faire l’amour pendant qu’il chante. On peut imaginer qu’il s’auto-excite en enregistrant la chanson ou du moins qu’il convoque au moment de la créer des images explicites. La tradition de la chanson sexuelle n’est pas nouvelle dans le rock ou la soul, celle de mimer l’acte sexuel n’est pas en soi révolutionnaire, même s’il est toujours bon de l’abriter derrière une métaphore élégante. Ici, Prince ne prend pas beaucoup de précautions. Il parle du cul de la femme qui est incomparable et de la chevauchée fantastique qu’elle lui procure. Les images se basculent pour dire l’émoi entre le « corps qui mériterait la prison » et les « jockeys qui se succèdent » sur le dos de « la bête ». Avec le recul, on peut trouver le panier métaphorique un peu chargé et d’un goût douteux mais Prince ne fera jamais dans la finesse lorsqu’il s’agira de parler de cul. La femme est une voiture, un cheval ou une jument, lui donner la conduite des opérations permet finalement de la représenter dans toute sa crudité sans la choquer ni la dégrader. Ou comment échapper au mouvement MeToo par anticipation en retournant la charge de la preuve.
Plus étonnant tout de même dans ce renversement métaphorique complet, Prince ne se contente pas d’assimiler la femme à une voiture, il va jusqu’à introduire une nouvelle image qui compare le clitoris à un moteur ou à un élément mécanique.
I’m gonna try to tame your little red love machine (I’m gonna try to tame your little red love machine)
L’association se fait naturellement par le partage de l’adjectif rouge et l’identification de cette love machine et de la Corvette. C’est du bel ouvrage et d’une audace folle. Little Red Corvette peut s’assimiler alors qu’elle décrit une baise du point de vue du mec à une chanson féministe où le plaisir féminin (clitoridien et non domestiqué) emporte et dévaste la perspective réductrice et ignorante de l’homme. L’homme est un fêtu de paille, la femme une tigresse que l’homme doit protéger contre une forme de burn-out sexuel ou de combustion spontanée immorale. On croirait une vision droit sortie du Moyen-Age ou de l’ère victorienne.

 La véritable histoire de Little Red Corvette

 Plus prosaïquement, la véritable histoire de Little Red Corvette renvoie à quelque chose de beaucoup plus simple. Prince se serait endormi dans la Edsel rose de sa collaboratrice et pianiste Lisa Coleman en rentrant d’une session. C’est là qu’il aurait eu l’idée de la chanson. La Edsel est une voiture confortable lancée par Ford à la fin des années 60 et dont la commercialisation fut un four retentissant. Les modèles s’arrachent depuis par les collectionneurs. L’histoire veut que Prince ait ainsi identifié la pianiste à son véhicule et qu’il ait écrit le texte par bribes alors qu’il émergeait du sommeil, au cours de siestes et de rêves multiples.
Ce conte est probablement véridique et n’enlève rien à ce qu’on a dit avant. Lisa Coleman a longtemps été associée autour de Prince à sa compagne Wendy Melvoin, les deux femmes quittant The Revolution en 1986, juste après l’enregistrement de Parade pour évoluer en duo. Il n’est pas exclu du reste que la scène de Little Red Corvette puisse se lire comme une scène d’amour lesbien. Cette hypothèse n’a toutefois pas la faveur des exégètes.
L’image authentique de la Edsel, plus lourde et de couleur rose, évoque toutefois une autre chanson de Prince qui met en scène elle aussi le chanteur et sa voiture. Il s’agit d’Alphabet Street, single tiré de l’album Lovesexy, sorti en 1988 et dont le clip met en scène assez largement Prince et une vieille Thunderbird, modèle assez proche de l’Edsel originale et qui est supposée, dans le texte, avoir appartenu au père du chanteur. Prince, dans un clip enlevé, y apparaît cette fois en mode décontracté et badin au volent de la vieille voiture familiale, allongé sur le toit et en train d’accomplir une virée en campagne. C’est depuis la voiture qu’il sollicite une nana qui pourrait tout aussi bien être une prostituée qu’une rencontre d’un soir, non pour coucher mais juste pour regarder. On peut facilement faire un lien avec la Little Red Corvette d’alors. La Thunderbird rendue au père a retrouvé une part de sa virilité mais apparaît plutôt comme un accessoire poétique, privé de sa puissance sexuelle, puisque l’échange se traduit par une simple proposition voyeuriste. « Je voudrais juste regarder….. »
« I’m gonna drive my daddy’s Thunderbird (my daddy’s Thunderbird) A white rad ride, ’66 (’67) so glam it’s absurd I’m gonna put her in the back seat And drive her to Tennessee
Yeah, yeah, yeah Yeah, yeah, yeah, Tennessee Yeah, yeah, yeah, drive her
Excuse me, baby I don’t mean to be rude But I guess tonight I’m just not, I’m just not in the mood So if you don’t mind (yeah, yeah, yeah) I would like to watch »
La machine sexuelle est redevenue une innocente berline familiale, la voiture-femme fatale un vaisseau qui permet d’accéder au rêve final, plus simplement érotique mais alphabético- ésotérique. D’une certaine façon, pour que la voiture d’Alphabet Street retrouve cette fonction joyeuse, nostalgique et amicale il aura fallu en passer par la vision écarlate et quasi pornographique de la Little Red Corvette. CQFD.
Prince n’a évidemment pas gagné son combat et réussi à vider, par cette seule chanson, les voitures rouges de leur allant. On lui en aurait voulu ! Mais il aura au moins tenté le coup et introduit, dans le mainstream, les germes d’une révolution où le clito et l’auto se tiendraient tous les deux… dans le camp de la vie, de l’amour et de l’épuisement des sens…. Chevaux de course ou bolides, les femmes en sortent grandies, plus désirables et désirantes encore, ce qui sert l’intérêt de tous et les passions de chacun. Prince est un génie qui travaille au bien commun, pas l’un de ces grands cerveaux égoïstes qui creusent des tombes ou tuent l’emploi, un promoteur de l’amour exclusif qu’on pratique nuit et jour et à la grâce de dieu.
Ceux que les questions de voiture et de sexe titillent se rapporteront pour plus de développements au Crash de l’écrivain britannique JG Ballard et au récent roman incroyable de l’auteur français Grégoire Courtois, Suréquipée.
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