Les femmes sont au pouvoir. La sortie à quelques jours d’intervalle du Lives Outgrown de Beth Gibbons et du News of The Universe de la Luz ne peut pas tout fait être une coïncidence et célèbre une double vision (surnaturelle) d’un monde qui ne peut et ne doit s’envisager désormais que depuis un point de vue exclusivement féminin. D’où qu’on se place, ces deux albums témoignent d’une sensibilité, d’une complexité, d’une élégance, d’une beauté, d’une vision du monde (la fameuse Weltanschauung chère à Kant) qui n’ont pas d’équivalent dans l’univers musical viriliste. Il est possible qu’on n’ait pas croisé d’albums aussi fins et riches que ces deux là. On en a adoré plusieurs, on en a écouté beaucoup mais l’espace exploré par ces deux disques restait à explorer et à investir. Les regrouper dans une même lecture paraîtra à certains une coquetterie journalistique mais on peut considérer qu’ils contribuent tous deux à construire une vision « totale » du monde sensible depuis deux points de vue fondamentalement différents. A Beth Gibbons, le monde céleste (Au-delà compris) et l’intériorité. A Shana Cleveland, la leader des La Luz, le monde terrestre « habité »/spirituel et le rapport à l’autre. Les deux femmes se retrouvent sur un territoire commun qui est la construction d’un « cosmos intime » qui semble contenir le monde entier, soi-même et tous ceux qui l’habitent mais aussi la totalité des sentiments (amour/souffrance/douleur,/doute). Le tout est un puits sans fond, un Everest qui s’apparente à ce qu’on appelait (pour n’en rien savoir) dans les années 70 le « continent féminin ».
Musicalement pour y revenir, News of The Universe est le cinquième album des La Luz, groupe 100% féminin de surf rock américain. C’est techniquement le dernier album du groupe qu’on a adoré sur ses quatre réalisations précédentes puisque la bassiste Lena Simon et la claviériste Alice Sandahl, membres historiques, tiennent l’instrument pour la dernière fois et ont depuis quitté le groupe. Une nouvelle batteuse est aussi à l’œuvre, ce qui fait que cet album sent à la fois la nouveauté et la fin de cycle. Si l’écriture de Shana Cleveland est toujours, et presque plus que jamais, au centre du projet, le centre de gravité musical du groupe est marqué par ces changements présents et futurs de line-up, déplacé d’un surf-rock conquérant, fringant et finalement assez jovial (en partie déjà délaissé sur l’album précédent) vers une musique pop plus sombre et d’obédience psychédélique. Un titre tel que Close Your Eyes permet de mesurer assez bien l’évolution du groupe. Si l’on retrouve le chant choral (sans paroles sur ce morceau) et la prévalence d’une guitare rythmique qui caractérisaient le son du groupe, les guitares ont beaucoup plus de place que jadis pour s’exprimer et déployer de longs aplats planants et qui renvoient moins au surf rock qu’au rock psychédélique californien.
Si l’on ajoute à cela que le disque a été écrit dans un contexte personnel difficile pour la leader du groupe, et qu’on a déjà décrit et évoqué avec elle à l’occasion de la sortie de son album solo Manzanita, mais aussi le fait qu’il soit accueilli par un nouveau label (Sub Pop), News of The Universe pourrait passer pour une petite révolution. Le prendre ainsi serait très excessif tant les fans du groupe y retrouveront ce qui a fait le charme de La Luz depuis ses débuts : des guitares, du panache et du style. Reaching Up To The Sun est une introduction magnifique (53 secondes) qui s’ouvre avec un chœur angélique sublime, un groupe à l’unisson avant d’exploser sur le pétillant, tubesque et cartoonesque Strange World. « We’ll be fine. Just take your time !« , chante Cleveland. C’est le mot d’ordre ici. Il faut ouvrir les yeux, recevoir le monde, les fleurs, les visages, l’amour comme un cadeau. Dès lors, rien (ou presque) ne peut nous arriver. Même lorsque l’horizon s’assombrit, même lorsque la vie se complique, même lorsqu’on est seul, rester perméable à son environnement est la clé d’une élévation personnelle et spirituelle qui est de nature à vous sauver la mise. Alors que chez Gibbons la porte de sortie (de la déprime, du tourment) vient d’un intense travail sur soi, chez les filles de La Luz, elle se présente quand on ouvre les yeux, le cœur et les chakras.
In the overflow car lot
Waiting for your call, I’m not
Alone I’vе got the radio on
Someone made a big machine
That somehow makes the air more clean
In Germany or something, I forgot
All this year I thought I’d disappear under the weight of troubles
Stacking end to end
One or two, the first ones to break through and now
Across the field the poppies come again
On retrouve ici la « radio on » de Roadrunner, la même que chez Jonathan Richman, qui trompe le temps et la solitude, mais aussi une machine qui sauve la vie et un champ de coquelicots qui suffit à racheter tous les péchés du monde. Dandelions est un miracle. « I’ll be there for you« . Poppies une composition majeure, délicate, précise, aérienne. L’écriture de La Luz est légèrement moins référencée, moins rétro, plus pop mais toujours aussi simple. La profondeur ne vient pas tant des astuces de production ou des arrangements que de l’intrication d’un chant doublé, triplé parfois (tout en ne faisant qu’un) et des composantes traditionnelles d’un groupe pop. News of The Universe n’échappe néanmoins pas tout à fait au petit défaut qu’on prête au groupe depuis ses débuts : certaines compositions ne se distinguent pas toujours…les unes des autres. On peut dépasser cette impression de redite et de déjà entendu en arguant que Cleveland et sa bande proposent cette fois-ci une sorte de voyage cosmique et que la route est longue, ou encore qu’il y a de vraies nuances entre un titre comme Good Luck With Your Secret (l’orgue, l’orgue) et le rock quasi atmosphérique d’un Always In Love, long en bouche et en guitares. Le disque est du reste peut-être plus varié que le précédent, moins explosif que Floating Features et finalement assez proche, dans l’esprit d’abstraction, du deuxième disque du groupe Weirdo Shrine. Close Your Eyes est une merveille et on irait au bout du monde avec I’ll Go With You, modèle de chanson sur la fugue amoureuse, qui nous rend fou amoureux et épris à en crever de liberté et d’ivresse. Cette chanson a été inspirée à Cleveland par un rêve. La mélodie a été capturée au réveil et elle a tenté de la restituer du mieux possible. Elle n’est ni américaine, ni véritablement terrestre. C’est une mélodie aux harmonies spatiales et aux paroles inspirées par un amour qui viendrait de l’autre bout du monde. Les arrangements ont un accent world, des échos d’Asie, de contrées étrangères. On retrouve souvent chez La Luz cette capacité à produire une musique quasi exotique depuis l’exécution de schémas archétypaux du rock US, des aplats de guitares, des résonances western. Les déserts californiens ouvrent ici des portes (de la perception) sur des ailleurs spatiaux. Les mêmes qu’exploraient le Roi Lézard ou Arthur Lee avec Love. On ne sait pas trop ce que raconte Blue Moth Cloud Shadow mais on peut supposer que c’est juste de ça dont il est question ici : suivre une foutue mite bleue qui volète dans l’ombre d’un nuage comme Alice suivrait le Lapin Blanc.
Il devient alors évident, comme on l’avait ressenti avec le disque de Beth Gibbons, que le disque en dit plus que ce qu’il dit vraiment et dessine une cartographie cachée, intime, d’origine magique dissimulant un secret plus grand que lui. News of The Universe (la chanson) sonne comme une incantation, une cérémonie par laquelle Cleveland s’incline devant les forces de la nature, du soleil et du changement. Le pouvoir est ailleurs et certainement pas dans cette actualité guerrière, virile et mortifère qu’on voit à la télé. Le génie féminin permet d’accéder au regard inversé, à la véritable révolution des passions que commande le phénoménal Moon In Reverse, instrumental de renversement radical Occident/Orient, rock/world et point de retournement définitif du genre. La Luz, le groupe, se décompose devant nous, rétrograde et rétrécit, disparaît. Que reste-t-il après ça ? « Nothing will be the same », chante Cleveland en berceuse à poil sur un Blue Jay régressif et triste à pleurer. Tout est fini. La dernière chose qu’on entend, ce sont les anges bien sûr, les mêmes qu’au début… car le disque est revenu au début. Boucle parfaite et boule de gomme.
Dans un registre qui lui est propre, pop et abstrait jusqu’à en faire perdre la tête, mais aussi primitif et sacré, ce nouvel album de La Luz touche au sublime, tout en restant joliment anecdotique comme doit l’être un disque de musique populaire. Shana Cleveland est plus que jamais la femme du XXIe siècle, instinctive et ouverte à tous les vents.
02. Strange world
03. Dandelions
04. Poppies
05. Good Luck With Your Secret
06. Always In Love
07. Close Your Eyes
08. I’ll Go With You
09. Blue Moth Cloud Shadow
10. News of The Universe
11. Moon In Reverse
12. Blue Jay
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