[Chanson Culte #53-54] – Cock Robin / Midnight Oil (1987) – la Pop à Papa a niqué nos vies

Cock Robin - Just Around The CornerCette série est un leurre. Rien qu’un moment d’expression nostalgique qui ne s’intéresse pas tant aux chansons qu’aux souvenirs qu’on en a. Les chansons vivent isolément mais aussi en résonant les unes contre les autres, entendues à la file ou en simultanéité, en se marchant sur les pieds et en se répondant. Deux chansons qui n’ont rien à voir peuvent n’en former qu’une seule quand elles sortent au même moment. C’est ainsi que les choses fonctionnaient il y a 30 ans quand on ne commandait pas le robinet audio ou vidéo. La musique était un flux, aléatoire mais signifiant, qui n’était pas si dissemblable du streaming robotisé et téléguidé d’aujourd’hui. Les souvenirs pop se construisent par association d’univers et d’images, de sons et d’émotions. Ils se passent d’architecte.

L’âge d’or de Cock Robin ne date techniquement pas de 1987 mais de 1985 avec la sortie sur l’album éponyme du groupe des deux singles splendides et qui leur donnent cette aura si singulière de groupe FM attachant, tendrement sirupeux et à la limite du fantastique. When Your Heart Is Weak et The Promise You Made qui inondent les ondes alors sont des pièces remarquables et historiques qui définissent l’art de faire de la pop avec très peu. La musique de Cock Robin est indétachable de son tempo ralenti à l’extrême, de ses sonorités synthétiques et de ce mélange de voix ordinaires mais justes et belles jusqu’à en devenir surréalistes et inhumaines. En 1987, le groupe de Peter Kingsbery et Anna LaCazio (qui partira ensuite) amorce déjà sa descente mais livre avec le grandiose Just Around The Corner le manifeste définitif d’une pop faite de bons sentiments et de surimi. A ses côtés et au même moment, rugit depuis l’autre bout de la planète, le premier hit mondial d’un groupe qui pourrait passer pour l’antithèse du premier mais qui, au final, n’en est qu’une extension consciente et presque aussi indolore, le Beds Are Burning du Midnight Oil, sommet du rock australien de la période (au coude à coude avec le salace INXS, Need You Tonight, 1987) et prolongation désertique et caliente des grandes chansons écolo qui suivent et précèdent.

Mon amour immense se languit de toi mon amour 

Quel rapport entre Beds Are Burning et Just Around the Corner ? Quel rapport entre un Kingsbery, musicien américain né en 1952 dans l’Arizona, pianiste classique tombé presque par hasard dans le chaudron de la musique populaire, et un Peter Garrett, d’un an son cadet, orphelin adolescent de son père et de sa mère, qui conjugue de brillantes études de droit et de sciences politiques à un militantisme forcené ?  Pas grand-chose, pas plus qu’on ne dressera un parallèle avec le cerveau véritable et fondateur du groupe australien, Jim Moginie, guitariste vedette et compositeur en chef qui porte avec le batteur Rob Hirst, la véritable dynamique du groupe.

La musique de Cock Robin est sidérante de neutralité, inoffensive jusqu’à un point qui a été rarement atteint dans le rock FM. Just Around The Corner est un titre envoûtant et creux comme aucun autre, mais qui dégage à l’écoute une forme de confort immédiat, d’assurance et de bienveillance, qui le rend tout à fait sympathique. Le clip et la chanson se répondent par leur enchaînement d’images totémiques à peu près vides de sens : le désert (sentimental), le robinet qui goutte, la chanteuse qui dort sur le lit en robe noire comme si on pouvait/ne pouvait pas lui faire l’amour. Un gamin (nous, bien sûr) regarde par la fenêtre en souriant. Le groupe mêle musicalement et esthétiquement les cinèmes d’une tristesse/langueur théâtralisée, un vague décor de carton pâte inspiré de la mythologie américaine à un fond de sauce pop country blues qui parle à une oreille universaliste occidentale (et évidemment blanco). Le rôle d’Anna LaCazio est sur ce morceau particulièrement anecdotique, parce qu’elle n’a guère qu’à être belle et à chantonner à l’arrière-plan pour exister.

Le texte est à l’avenant, magnifique par son alignement de métaphores et d’images plates comme un globe médiéval. On vous laisse vous régaler d’un seul tenant.

Things aren’t quite as they seem inside my domain
You can’t know about everything, only pleasure and pain
You wonder why I come here with head to my hands
Where else can I be cured and the king of your mansion
A thorn in your side, a child to protect
That claims he’s free
Just around the corner, half a mile to heaven
Strong enough to hold you, starved for some affection
Darling come quickly, come ease my mind
For my prayers have not been answered in a long time
I’ve already made my bed, like it or not
As long as there’s no regrets
I’ll be here when the ride stops
These comforts to me and these crosses to bear
With which we live
Just around the corner, half a mile to heaven
Strong enough to hold you, starved for some affection
Baby, I can’t drag you into this mess
I’m the thorn in your side and the child to protect
And I’m just around the comer, half a mile to heaven
Strong enough to hold you, starved for some affection
Darling come quickly, come ease my worried mind
For my prayers have not been answered in a long time

Entre les choses « qui ne sont pas faciles », le gars qui entre « la tête entre les mains », « l’épine dans le flanc », on se situe ici à un niveau d’abstraction qui ferait passer Robert Smith pour un auteur néo-réaliste. Cock Robin propose avec ce morceau qui, mélodiquement, n’est qu’une démarque assez maladroite de ses deux premiers succès, un titre qui ne peut même pas s’abriter derrière un refrain efficace, une progression subtile ou une quelconque singularité. Les guitares sont pâteuses et paresseuses, la voix de Kingbery évolue à la limite du sabordage et les arrangements synthétiques font un peu de peine. Mais Just Around The Corner n’en est pas pour autant un naufrage. Bien au contraire : c’est du charme brut, du rock FM de 1ère catégorie et un sommet de pop à papa. Le mot est lancé : Peter Kingsbery n’est pas une rock star, ce n’est pas un sex symbol, ni un gars que vous allez être amené à imiter. Pas le gars avec lequel vous aimeriez coucher avant d’avoir 40 ans. C’est juste votre père qui s’est fait la mèche, a enfilé sa plus belle chemise et se met en scène de manière romantique.

Le rock FM se résume à ce changement révolutionnaire. Alors que jusqu’à présent, c’étaient les enfants (adolescents turbulents) qui chantaient et dansaient, l’année 1987 marque le passage à l’âge adulte (chiant) de la musique dominante. Peter Kingsbery n’y peut pouic mais il est là pour ça : faire en sorte qu’en tant que gamin de 13 ou 14 ans, vous voyiez votre père comme un mec séduisant, un peu classe et susceptible de vous transmettre des valeurs en phase avec une société libérale (où le divorce est autorisé et l’amour passion établi en valeur cible) et en même temps suffisamment conservatrice pour ne pas vous inviter à interrompre vos études ou à refuser de vous inscrire à la fac. Cock Robin plaît aux vieux de 7 à 77 ans. C’est un truc fédérateur qui ramène tout le monde dans ce « coin de rue » fantasmé où la société fait corps et n’est pas tiraillée par autre chose que par l’envie de se prendre dans les bras et de célébrer… la fête des voisins. Votre mère est à l’arrière-plan, un peu grosse mais sexy quand même, la féminité bien cachée mais pas non plus complètement effacée. Vos parents ne sont que le mauvais souvenir d’un duo plus jeune, passionné et fringuant, planqué sous sa propre graisse.

Just Around The Corner est un hymne en l’honneur de la classe moyenne triomphale, un mirage digne des installations du catalogue CAMIF, un machin qui fait rêver et terrifie à la fois.

Mon lit brûle, papa, j’ai rétréci la planète

En apparence, évidemment, Beds Are Burning semble d’une autre farine. Midnight Oil est un groupe qui a de la bouteille lorsqu’on commence à le découvrir en 1984 avec l’album Red Sails in The Sunset, son cinquième. Sous sa précédente incarnation The Farm, le groupe est actif depuis 1972, autant dire une petite éternité. Comme chez Kingsbery, les musiciens tiennent en assez haute estime les fondamentaux du rock, Cream ou Led Zeppelin, l’idée que les guitares doivent s’entendre et qu’on doit chanter avec la tête haute sans trop en rajouter. Avec Garrett qui rejoint le groupe en 1976, Midnight Oil s’affirme comme un groupe de combat incandescent. Le chanteur ne fait que chanter et compose à ce moment là assez peu. Les paroles sont écrites par ses comparses mais Midnight Oil profite de sa figure haute en couleurs (taille, crâne chauve, voix puissante) pour gagner en audience. Ceux qui ont vu Midnight Oil sur scène savent que Garrett est à cette époque un monstre de présence, un type qui dégage une force et surtout une conviction extraordinaires et dont l’expression est comme survoltée lorsqu’il s’exprime sur ses sujets de prédilection : la défense des aborigènes et le désastre climatique à venir.

C’est justement ces deux thèmes qui sont au coeur de Beds Are Burning, embarqué sur l’album Diesel and Dust. Le groupe n’était guère distribué à l’international avant ça. Sa signature en 1981 avec CBS Records en fait l’un des premiers groupes australiens distribués un peu partout. Le contrat qui lie CBS à Midnight Oil est un modèle du genre qui laisse une liberté totale aux Australiens pour raconter ce qu’ils veulent (les textes ne peuvent être modifiés ou critiqués par la production) et s’engager en toute liberté. C’est ainsi que le groupe se retrouve en 1986 à faire une grande tournée dans le bush australien et à mettre le feu à des tribus qui n’avaient jamais approché un groupe de rock auparavant. La chanson Dead Heart est un grand moment pour la défense du peuplement des origines. Mais c’est bien sûr Beds Are Burning qui vient faire exploser la notoriété du groupe en mêlant, de manière un peu alambiquée (mais politiquement significative en Australie) les enjeux écologiques internationaux et la préservation des peuples premiers.

Le texte est solide, revanchard et culpabilisant. Garrett s’adresse aux Australiens de la bonne société de Sydney, aux politiques mais aussi aux citoyens du monde pour leur faire prendre conscience de la nécessité d’un changement. La chanson n’a en soi aucune originalité. Il y a eu depuis 20 ans des dizaines et des dizaines de chansons prenant pour thème l’écologie. Mais le traitement des Australiens est convaincant, véhiculant un compromis harmonieux entre l’expression de la colère authentique (le rock) et celle du progressisme (le changement) qui nous amènerait à sauver le monde. Le groupe qui sur scène sonne beaucoup plus vigoureusement est ici produit par l’anglais Warne Livesey qui a travaillé notamment avec The The et Julian Cope, et filtre l’âpreté de la rythmique pour lui donner une cadence et un balancé quasi festifs. Beds Are Burning est un brûlot qui paradoxalement n’a aucune chance de mettre le feu aux poudres. C’est une chanson engagée mais qui à la réécoute s’avère plutôt bien pensante.

Out where the river broke
The bloodwood and the desert oak
Holden wrecks and boiling diesels
Steam in forty-five degrees
The time has come to say fair’s fair
To pay the rent, to pay our share
The time has come, a fact’s a fact
It belongs to them, let’s give it back
How can we dance when our earth is turning?
How do we sleep while our beds are burning?
How can we dance when our earth is turning?
How do we sleep while our beds are burning?
The time has come to say fair’s fair
To pay the rent now, to pay our share

Le texte est fort, incarné. Mais la situation australienne du morceau (les images de désert qui l’accompagnent) et l’évocation de la cause aborigène ont tendance à noyer le propos principal (la planète qui brûle) et à faire passer le résultat pour une manifestation à l’exotisme quasi folklorique qui tient de Crocodile Dundee (le premier film date de 1986) et de Mad Max (dont le film 3 très raccord avec l’esthétique du clip est sorti en 1985). Il est probable que le groupe Midnight Oil s’y soit lui-même trompé, croyant avoir lancé un grand débat planétaire alors qu’il contribuait juste à l’infusion d’une culture écologique minimaliste et tournée fondamentalement vers l’inaction et le partage d’une vague inquiétude, jamais assez forte pour remettre en cause nos comportements. Et pour cause, cette affaire là est encore une affaire de terres rouges, de pétrole qui vient à manquer et de bushmen. Personne ne renonce à quoi que ce soit après avoir écouté Beds Are Burning mais on se dit qu’un jour il faudra s’en occuper, position qui n’a guère changé aujourd’hui.

C’est là que Cock Robin et les Australiens se retrouvent. Là où Kingsbery incarnait notre père en situation de vrai faux lover, Garrett, par la bande FM, investit un rôle pas si dissemblable de prêcheur moraliste. Ce n’est évidemment pas lui qui invente la bonne conscience ou la morale mais sans lui enlever quoi que ce soit, sa pédagogie un brin paternaliste rencontre les objectifs de base d’une société dominée par une forme de double discours rassurant, responsable mais privé de capacité d’action. Pour les adolescents qui ont encore une fois entre 10 et 15 ans à l’époque, la bande FM exprime mollement et d’une manière un peu abstraite ce qui deviendra dix ans plus tard le politiquement correct, c’est-à-dire une série de messages successifs, qui ne sont pas dénués de passion, mais qui restent domestiqués et peu contraignants. Oui, nous aimerons à la folie. Oui, nous mourrons pour nos idées. Oui, nous serons solidaires des pygmées, des crèves la faim éthiopiens et de la disparition des phoques/baleines/éléphants mais sans quitter le confort de notre mode de pensée, changer de fréquence et de marque de bagnole.

C’est au coeur de cet été 1987 que se noue l’inertie des deux décennies qui suivent et qu’on essaie aujourd’hui d’extirper aujourd’hui au forceps. C’est là, par la grâce d’un Cock Robin ou d’un Midnight Oil, que le discours paternel, terne et non révolutionnaire, a pris le contrôle de notre libre arbitre pour faire de nous des gens foncièrement bons, gentils mais aussi inoffensifs et spectateurs de notre destin. L’explosion, la même année, de U2 avec With Or With You, sur le même mode sentimental ET conscient, vient boucler la boucle. En occupant tout l’espace médiatique, cette musique qui n’est même pas mauvaise va venir couper l’herbe sous le pied d’une contestation musicale et politique plus vive qui s’exprimera dès lors depuis l’isoloir souterrain du rock indépendant mais pour quelques uns seulement.

C’est en 1986-87, autour de la mort des Smiths, que la clandestinité s’organise et que la grande coupure se révèle entre ceux qui peuvent chanter tout haut ce que tout le monde pense un peu connement, et ceux qui chantent pour personne ce qu’il faudrait faire ou défaire. La vision est manichéenne mais pas dénuée de vérité. Est-ce que Cock Robin et Midnight Oil ont été de mauvais pères pour nous au point d’avoir fait de nous des gens intelligents mais qui ont le dégoût de l’action ? L’explication est un peu courte mais c’est en partie à cause d’eux qu’on en est là, si mièvres, impuissants et détestables, si rassurants et agréables à l’oreille. La gentillesse nous étouffe et la modération nous paralyse.

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1 Comments

  1. says: Dorian Gray

    Vous avez raison : c’est fou comme les souvenirs (l’âge, l’esprit de l’époque) colorent les titres que l’on écoute. Né au milieu des 90’s, j’ai donc découvert ces titres sur le tard, dévorant les galettes de mes parents ou matant MTV.

    Moi j’aurais associé le titre de Cock Robin à une instru’ type Simple Minds, uniquement pour leur instrumentale et le solo de guitare électrique qui rappelle les sonorités et vibrations écossaises (à partir de 2min35). Toute proportion gardée évidemment.

    Quant à celle de Midnight Oil, je ne peux pas m’empêcher de la jouxter à « I Don’t Want a Lover » de Texas, pour ses riffs californiens. Ou à du Dire Straits (« Money for Nothing »). Sûrement parce l’on a le désert de Mojave en tête.

    Pour ma part, voir le clip en noir et blanc « Broken Wings » de Mr. Mister me forçait à l’accoler au titre de ce groupe de Pop UK – injustement oublié -, Johnnie Hates Jazz et leur « Shattered Dreams ». Là encore, même recette : N&B magnifique du clip sous forme de rêverie, beaux gosses torturés, paroles d’amours contrariés. Peut-être deux des plus beaux clips de la décennie avec ceux d’A-Ha et « Perfect Kiss » de New Order.

    Je ne pouvais pas m’empêcher de faire également le combo Nik Kershaw (« Wouldn’t It Be Good ») et Paul Young (« Comme Back and Stay ») : là encore, des bellâtres en peine de cœur, errant en solitaire dans les rues. D’ailleurs, le génial jeu vidéo « GTA Vice City » (PS2, 2002) avait eu le bon goût de les faire figurer dans la BO, comme quoi…

    Ou encore l’entrainant « Big Apple » de Kajagoogoo que j’associais à n’importe quel titre du boy’s band Duran Duran (« Rio » ou « Hungry Like The Wolves », au choix). Délires capillaires et rythme vivifiants comme points communs : ces Anglais alors… Ou même le doublet « True » de Spandau Ballet / « Careless Whisper » de Georges Michael, voix suave et saxo brûlant à l’appui. Et que dire du quadruplet fatal « (I Just) Died in Your Arms » de Cutting Crew / « I Want To Know What Love Is » de Foreigner / « Run To You » de Bryan Adams / « Missing You » de John Waite, chacun avec leur mélopée très amère, mais lucide… C’est comme si ces titres se répondaient en écho dans un ping-pong musical à quatre joueurs… À croire que sans amours déçus, pas de bons titres.

    On pourrait encore dresser de multiples ponts entre Tears For Fears et Simple Minds d’une part, Simple Minds et U2 d’autre part (Bono et Jim Kerr ont pour point commun de scander leurs paroles avec des voix puissantes, sur des instru très épurées).
    Décidément, on aurait pu être de redoutables disk-jokey durant ces 80’s, valsant d’un vynil à l’autre…

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