Frankie Rose / Love As Projection
[Slumberland Records / Night School]

8.8 Note de l'auteur
8.8

Frankie Rose - Love As ProjectionOn avait presque oublié l’existence de Frankie Rose. Cela faisait depuis Cage Tropical, six ans donc, que nous n’avions pas reçu d’arrivage nouveau d’elle, si ce n’est sa reprise, à l’échelle d’un album entier, du Seventeen Seconds de The Cure. La bassiste et batteur des Dum Dum Girls et des Vivian Girls revient sur les chapeaux de roues avec un objet rouge pétant annonçant la couleur, Love As Projection – beau titre s’il en est.

Molécules de synthé

Nous nous plaignions, il y a peu avec Korine, d’un trop grand nombre d’artistes de dream pop / cold wave s’évertuant, par infantilisme, nombrilisme ou psyrose, à parodier la patine glacée d’années qu’ils étaient soit trop jeunes pour connaître, soit durant lesquelles ils n’existaient tout simplement pas, et cela jusqu’à la gâter, la parodier, pour le plus grand mal de nos oreilles. Le talent de Frankie nous dédouanait de cette crainte, certes. Mais on ne s’attendait pas à prendre une telle claque avec Sixteen Ways, porte d’entrée d’un album remonté à bloc et dont l’approche maximaliste, généreuse de sa personne, nous étonne plus encore. Jamais Frankie n’a jamais été autant dans la démonstration lors d’un album. On se prend alors un rideau d’aurores boréales synthétiques sur cette piste qui pourrait nous venir d’un Tears For Fears au féminin singulier, tout en remontrances. Anything ne trompe pas le fin limier : les premières secondes trahissent un incontestable et éternel respect à Robert Smith, rien que pour Just Like Heaven. C’est comme si Rose se dissipait dans sa musique pour se laisser absorber par elle, ou plutôt devenir une sorte de nuage de fumée, le corps vaporeux d’un esprit rougeâtre nous happant. C’est, à y réfléchir, assez engageant, et plus qu’envoûtant.

Love As Projection doit probablement cette impression au reconnu Jorge Elbrecht (déjà à l’œuvre sur Cage Tropical et Seventeen Seconds), émargeant la feuille de production avec Brandt Gassman. Le producteur nous livre un album ultra-80’s, sans jamais – et là est la performance – que l’album se fourvoie dans la recette facile, se périmant en boîte à friandises vieillotte. La voix-sortilège de Rose se voit instrumentalisée et rangée à côté d’un synthé scintillant et d’une guitare grattante, tout cela au service d’un maraboutage. On ne saisit absolument rien aux paroles, mais on se laisse emporter par l’incantation. Song For a Horse, par exemple, ressemble à une comptine d’enfants invoquant quelque chose qui nous échappe. Sur le nocturne Had It Wrong, la voix cicérone nous empoigne la main, nous emmenant vers des lieux et des vies antérieures que nous ne soupçonnions plus : les quartiers résidentiels américains bons sous tous les rapports, la sorcellerie adolescente envisagée comme nécessaire ligne de fuite à l’ennui. C’est dangereusement attirant, délicieusement venimeux. On bât le tarot, on lance quelques inoffensifs maléfices aux garçons pour les faire cogiter en sueur la nuit, les passant sous les fourches caudines de nos sorts. Les hommes tuent, mais nous, nous les rendont fous, fous d’amour. Sur Molotov In Stereo, on a l’impression de voir, de notre lit un ciel perlé infiniment bleu, sans plafond, prêt à déverser son contenant sur nous. On apprécie ce petit effet stroboscopique sonore, cela nous aide à nous lever, cela signe la piste d’un souvenir.

Frankie Goes To Jardiland

Jamais nous n’avions entendu une Rose aussi pétulante, aussi bien dotée par la nature, gardant encore quelques sorts en bouche. Saltwater Girl est d’un lumineux lugubre, de la même sombreur rosée que Lush hier, que Ladytron maintenant. Il y a une allure lyrique à cette musique, grossissant la vacance de l’âme : tristesse dorlotante, amour furieux, ravissante mélancolie d’un monde perdu, tentative de ressusciter un fantôme, etc. Nous sommes quelque part dans le Texas de la nuit, nos bottines tournoyant dans la terre sableuse, une unique lueur de néons au-dessus de la tête, dans l’attente de quelque chose, n’importe quoi – pourvu qu’elle soit grande, pourvu qu’elle nous dévaste. C’est incroyable comme on devient belle avec certaines musiques, nous revêtant d’un voile de brillant. Elle nous aère l’intérieur, nous élève le cœur.

Dans un monde normal, Frankie Rose devrait cohabiter sur les ondes à égalité avec Lana Del Rey, autre poupée de sons. DOA est drainante, stimulante, dans l’invitation d’un élan. Ces vents synthétiques amènent la piste vers des vertiges proches de ceux vécus en compagnie des Cocteau Twins et de M83 plus tard. Come Back, meilleur titre avec Sixteen Ways, donne l’impression que notre vie est un spectacle uniquement entouré de lumignons bienveillants ; de quoi relever le défi de l’existence les bras levés. Les sirènes utilisées rappellent celles d’It’s My Life de Talk Talk ; les synthés, eux, sont retors. On oubliera une ou deux pistes, comme le plus inutile entracte de la terre (Feel Light), mais – et on doute que ce soit sa couleur qui nous influence – l’album est aussi gourmand qu’un fraisier. Love As Projection est un énorme magma se subdivisant en différentes chansons, de taille et de qualité différentes, mais tombant sous le sens de la cohérence. Cela faisait longtemps qu’on avait pas vu Frankie Rose en aussi belle forme. Love As Projection est incontestablement son meilleur album.

Tracklist
01. Sixteen Ways
02. Anything
03. Had It Wrong
04. Saltwater Girl
05. Feel Light
06. DOA
07. Sleeping Night And Day
08. Molotov In Stereo
09. Come Back
10. Song For A Horse
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