Dälek / Asphalt For Eden
[Profound Lore Records]

8.5 Note de l'auteur
8.5

Dälek - Asphalt For EdenLa musique est un tombeau pour les plus de trente ans. Les groupes nés dans les années 90 passent souvent le plus clair de leur temps à courir après leurs deux ou trois albums de l’insouciance que des types de vingt piges, dont ils ne se souviennent plus, avaient écrit pour eux à leurs débuts. Il y a heureusement quelques exceptions à la règle et Dälek en fait partie. Leur nouvel album, Asphalt For Eden, témoigne d’une capacité à se réinventer et à creuser leur sillon qui honore ce groupe dont les premiers uppercuts remontent à quasiment quinze ans. On se souvient du choc qu’avait représenté pour nous en 2002 l’immense From Filthy Tongue of Gods and Griots, pour la violence anti-capitaliste de ses lyrics, bien sûr, mais avant tout parce que (pour la première fois ?) un groupe de hip-hop réussissait à incorporer avec un naturel invraisemblable tout l’héritage des musiques industrielles dans une matière hip-hop. Depuis, Dälek nous est toujours apparu comme l’équivalent du Pere Ubu dans le champ du rock indépendant, un groupe à part, capable de dialoguer aussi bien avec les rappeurs les plus hardcore qu’avec les amateurs de rock à guitares, mais pleinement conscient de sa destinée transgenre.

Asphalt For Eden (Profound Lore Records) marque une nouvelle recomposition dans le line-up du groupe. Après le départ du producteur Oktopus, le groupe fonctionne aujourd’hui en trio avec MC Dälek en chef de meute (Will Brooks de son vrai nom), le guitariste Mike Manteca en producteur et le désormais DJ rEk (Rudy Chicata) repassé par là et qui a repris les platines dix ans après son premier départ. Etrangement, alors que ce groupe vient d’être réassemblé, Dälek n’a rien perdu de sa cohérence et de sa compacité. Le son d’Asphalt for Eden est impressionnant, comme lessivé par un filtre métallique qui fait résonner l’ensemble en un bruit de fond dingo et parano, la bande son d’une époque sous cloche, manipulée et bourdonnante. Sur Masked Laughter, le son ressemble comme deux gouttes d’eau à ce qu’obtenait Kevin Shields avec son My Bloody Valentine, le mélange d’un rayon de soleil permanent et d’une boîte de conserve qui résonne. Comme chez MBV, l’autre aspect qui caractérise l’album est la beauté et l’élégance des mélodies cachées. Cela s’entend sur le titre dont on parlait qui est soutenu par un clavier subtil et aérien mais aussi sur l’inaugural Shattered. La basse est moins puissante et obsédante que sur l’album précédent, comme si le groupe avait voulu travailler sur la trace de son ancien son et préféré finalement, plutôt que de l’intensifier, jouer avec le souvenir qu’on en avait. Du coup, l’album est comme un album coup de poing, délivré en sourdine, à distance. Ce parti pris, bien loin d’atténuer la force du trio, lui confère un impact nouveau, une nouvelle manière d’attirer l’attention qui renforce la portée de son commentaire social et des skuds qu’il expédie au tout venant. Brooks passe en revue ses sujets de prédilection dans une série de diatribes magnifiques portées contre la mondialisation, les multinationales, la guerre et l’impérialisme américain. A l’heure où on en finit avec la loi travail (ou l’heure à laquelle le capitalisme commence vraiment avec nous), Dälek est probablement le groupe le plus pertinent et « gauchiste » à évoluer à ce niveau d’engagement et de qualité. Asphalt for Eden sent la peur : la peur permanente du déclassement, de la pauvreté, de cette vie « sur le pavé », le trottoir, le ruisseau auxquels fait référence le titre. La peur de l’apocalypse aussi. Masked Laughter renvoie au masque de Guy Fawkes et à cette idée que les hommes pourraient à nouveau adresser un sourire narquois, menaçant et révolutionnaire aux dominants. L’ensemble du disque renvoie pourtant au chaos et à l’effondrement du monde, ne laissant pas beaucoup de place à l’espoir.

Sur le grandiose 6db, un instrumental qui n’est pas loin de figurer la plus belle pièce de l’album, on imagine Brooks en train de piétiner dans une chambre noire, tandis qu’autour de lui les ténèbres gagnent du terrain et que les immeubles s’abattent les uns sur les autres. Asphalt For Eden ne comporte que 7 plages mais elles sont toutes d’une telle force que le disque prend des allures de monolithe. Control est impeccable, rappé à l’énergie tandis qu’un clavier spectral tire le morceau vers la musique ambient. On pense aux arrangements d’Automator pour Deltron. L’oppression a la même allure et la lutte pour la survie les mêmes tours épiques. Le dernier morceau, It Just Is, prend dans ce contexte une importance insensée. C’est évidemment le point d’orgue du disque, l’instant où se joue la survie du groupe et de ce qui lui reste d’humanité. Ce morceau n’existerait pas sans le disque qui l’a précédé mais il « le rachète » tout entier, comme on parlerait d’un salut religieux. It Just Is fonctionne comme un collage d’obsessions. C’est un cut-up magistral où se mêlent critique sociale, expression d’un espoir, résignation et sentiment de révolte. Le morceau sent la mort et la liberté, la libération et le genou à terre. C’est un parfait résumé du Dälek, groupe qui est la somme de ses existences passées et futures et qui renvoie (malgré lui) à la mythologie intemporelle des créatures de l’espace (ennemies du Doctor Who) dont il ne tient pas son nom.

Un pas de plus et on y sera : le gouffre, le Valhalla. Tout droit. Sautez ici.

Tracklist
01. Shattered
02. Guaranteed Struggle
03. Masked Laughter
04. Critical
05. 6 db
06. Control
07. It Just Is
Écouter Dälek - Asphalt For Eden

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