David Dufresne / On ne vit qu’une heure, virée avec Jacques Brel
[Editions du Seuil]

7.7 Note de l'auteur
7.7

David Dufresne - On ne vit qu'une heure, virée avec Jacques Brel (Editions du Seuil)Le livre de David Dufresne, On ne vit qu’une heure, n’est pas une biographie de Jacques Brel. C’est à vrai dire plus un travail d’enquête, de sociologie presque, qui prend pour prétexte l’univers de Brel et sa biographie pour s’interroger sur la France d’aujourd’hui et ses habitants. Dufresne, ancien journaliste à Libération, a livré des travaux remarqué jadis sur le Loft, mais plus récemment autour de Tarnac et de sa célèbre affaire (document qu’on recommande), qui en font un entomologiste de la chose sociale et du pays réel qui agit à mi-chemin entre le reportage, l’essai et le travail biographique. On ne vit qu’une heure est ainsi en soi une étrangeté dont le projet peut surprendre. Il s’agit (si on essaie de résumer) de voir, en un sens, si la France chantée par Brel existe toujours, ce qu’elle est devenue et comment elle s’est transformée. David Dufresne ne fait pas cela en savant, en nous assénant des chiffres et des théories savantes sur la ville et ses périphéries, la ruralité et ce qui s’en approcherait, le déclassement et la satellisation des provinces. Il se contente (mais c’est tout l’intérêt du livre) de voir en quoi cette France là, l’ancienne, l’originale, a pu exister jadis ou si elle n’était elle-même déjà qu’un fantasme et si elle est toujours en place aujourd’hui. Il le fait, pratiquement et de façon originale, en essayant de reconstituer les passages de Brel à Vesoul, préfecture de la Haute Saône, et double épicentre de l’univers Brelien et de la « France profonde ».

On ne vit qu’une heure interroge ainsi, à travers une enquête quasi policière (Dufresne lancé sur les pistes des gens qui ont accueilli, suivi ou croisé Brel en 1960 puis en 1967) ce qui a amené Brel à composer cette chanson formidable et qui témoigne avec une vigueur intacte de cette angoisse existentielle que recouvre « la vie de province ». Ennui, abandon, isolement, misère, mais aussi chaleur humaine, réconfort. Selon la légende, Vesoul serait bien née à Vesoul, inspirée par on ne sait qui mais bien venue un soir où comme tous les soirs, Brel se serait arrêté et mis à l’écoute des gens. Arraisonné en raison d’une tempête ou alors en station après un concert au casino, l’histoire n’est pas claire mais Brel, afin de laisser retomber l’excitation du spectacle ou de faire venir la nuit à lui, interroge, rencontre, amuse, discute avec une serveuse de bar, une jolie femme, d’autres gens, des ombres, de vraies personnes. C’est là qu’il tisse l’hymne à la banalité dont l’envie d’aller voir ailleurs (typiquement Brelienne), l’envie de filer à toute vitesse vers une autre source d’excitation condamne la ville à jamais mais la marque aussi au fer rouge de l’infamie urbaine. Vesoul entretient ainsi un rapport ambigu au chanteur : c’est par lui, longtemps, que la ville existe mais aussi par lui (et de quelle manière) qu’elle devient l’incarnation de ce qu’il chante. Est-ce Brel qui invente Vesoul ou est-ce Vesoul qui invente Brel chantant Vesoul ? Aimait-il Vesoul ou s’en défiait-il ?

Comme toujours

Dufresne nous propose un voyage nostalgique et finalement assez énigmatique, aux conclusions et aux motivations incertaines (une des faiblesses et une force du livre à la fois) où se mêlent des rencontres éclair, des cailloux blancs et des décrochés plus ou moins longs et documentés sur l’itinéraire personnel du chanteur, les rapports de classe. On explique Brel comme on explique Vesoul. L’homme qui venait d’ailleurs. Pas Bowie, Brel, l’homme de la Mancha, qui ne tenait pas en place. L’amant, l’exalté, l’instable mais aussi l’infiniment attentif et attentionné, celui qui se consume pour ne pas refroidir ou se regarder de trop près. Le regard voit la laideur et le doigt pointe la star. On sent monter la chaleur, les valeurs du terroir, l’odeur du petit matin sur la campagne morte. Le travail de David Dufresne ne dit au final pas grand chose. Il tend à renforcer cette idée d’un Brel trop humain pour l’époque mais aussi d’un monde qui, lorsque Brel traverse Vesoul, est déjà en train de fuir, de fuguer, de se mettre à distance de l’après-guerre. Le monde de 1968 est à cet égard, pour Brel et cette ville perdue, le monde d’aujourd’hui, un monde de temps qui file et de gens qui passent, de gens qui souffrent de ne pas pouvoir rattraper l’époque.

Sous la plume du journaliste, le demi-siècle de distance est comme aboli, dessinant une étrange constance dans ces phénomènes de déclassement, de pertes de repères, qui nous ramène immanquablement à l’actualité du moment. Et si la France n’avait jamais fait que décliner, de vivre mal sa transformation, d’y perdre des plumes ? Et si la France n’était, pour ainsi dire, que faite de ce mouvement fondateur et historique ? Dufresne nous laisse avec des questions. On ne peut pas dire que son livre nous éclaire. Il nous fait aimer Brel et la France. Il nous fait aimer les gens qui sont sur le bord de la route, les gens qui ne sont rien ou pas grand-chose mais aussi tous les autres. Il n’y a rien d’autres que des vies d’hommes. La tragédie et la comédie selon Shakespeare. Peut-être aucun sens et aucun mouvement d’ensemble autre que d’user ou de faire son temps.  Les jeunes devenus notaires qui montraient leur cul rue des trois faisans. Les notaires devenus jeunes qui regardent le cul qui regarde le notaire.

On ne vit qu’une heure est un beau livre qui incite à aller de l’avant et à ne pas faire parler la réalité quand elle n’a rien dire. Le monde qu’on occupe est une fiction qui parle toutes les langues. La vie ne dure qu’une heure mais elle ne finit pas et se reproduit à l’infini. C’est pour cette raison qu’il ne faut pas la laisser passer. Brel peut s’écouter et Dufresne se lire à Noël.

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