Feldup / Stared At From A Distance
[Talitres]

9.7 Note de l'auteur
9.7

Feldup - Stared at from a DistanceCe disque est sans conteste l’un des chocs de l’année. On avait jamais entendu un propos d’une telle force et d’une telle intensité dramatique émanant d’un groupe/artiste français… de notre vivant. Si Radiohead et quelques autres (Coldplay ? Muse ?) n’étaient déjà passés par là (ce chant en falsetto, plaintif et déchirant, cette manière de faire rebondir les morceaux en enclenchements successifs qui traînent la patte), on crierait forcément au génie. Feldup affiche leur aisance, leur capacité à changer le drame individuel en motif universel et presque pop, tout en réussissant le petit prodige de conserver cette présomption d’intimité qui est l’apanage le plus souvent des artistes confessionnels, plus discrets et confidentiels comme Anohni et d’autres.

Feldup est un artiste encore jeune (il a 20 ans et quelques) mais a une expérience infinie. Ce deuxième album officiel, soutenu par le label Talitres, a été précédé par des albums plus ou moins clandestins, distribués sur la toile depuis six ou sept ans. Le jeune homme est précoce et semble avoir lu, vécu, traversé et plus ou moins dépassé des horreurs. Sa chaîne YouTube est une merveille d’étrangeté et de frisson. Il faut la fréquenter pour comprendre aussi à quoi on a affaire : probablement l’unique phénomène web français qui a débordé largement de son univers de départ pour proposer une authentique démarche artistique. Ceux qui aiment Feldup le musicien ne devraient pas ignorer Feldup le youtubeur : les deux sont la même personne, la même névrose et cela ajoute à la modernité du jeune homme.

Stared At From A Distance (Talitres) est un disque qui parle principalement d’emprise sexuelle et morale, de harcèlement et aussi de viol. On sait désormais que Feldup en a été la victime entre son premier album et ce deuxième, dans des circonstances qui ne sont pas explicitées, mais qui l’ont fait sombrer dans la dépression. Cet album est une sorte d’album-concept qui raconte cette expérience de l’intérieur, la culpabilité qu’il a éprouvée et éprouve toujours de s’être sans doute laissé prendre à ce piège ambigu. C’est un album qui ne dénonce rien mais tente plutôt de saisir la bulle psychologique faite de détresse et d’aveuglement dans laquelle évolue la victime. C’est un disque sombre, de pathos extrême, claustrophobe et traumatique, mais ce n’est évidemment pas ce qui en fait un bon disque.

Car si Stared At From A Distance est si impressionnant, c’est parce que cette plainte est portée par une musicalité, une intensité et un alliage post rock, cold et puissants qui en imposent. Les textes sont beaux comme du Robert Smith, précis, universels, intelligibles mais avec cette pointe d’hermétisme qui fait les bons poèmes. La rythmique est monstrueuse de bout en bout, appuyée et millimétrée. Cela s’entend d’emblée avec un Waters qui a la précision des premiers Interpol, ce caractère inéluctable d’une alliance rock au galop. Batterie et basse marchent main dans la main et précipitent tout le monde dans le vide. Le crescendo se voit venir à 1000 lieues mais il emporte tout sur son passage, s’éteint et rebondit avec une froideur et une méticulosité que rien n’entrave.

And often in the middle of the nightI find myself unable to close my eyesYou filled an ocean of guilt and prideJust to leave me there to drownI try my best to rationalizeSo I treat my self-destruction as an oversightSpent a month looking for comfortIn fake stimuli that never workedFound myself punching mirrorsI couldn’t bare to see my reflectionYou made me jump

Le disque est hanté par des fantômes, des reflets, une image de soi qui éclate en mille morceaux et renvoie (dans son genre) aux descriptions fragmentées et explosées d’un Pornography, mais chantées par un Thom Yorke réellement fracassé, sur Stared At From A Distance. Amener des références aussi prestigieuses est à double tranchant. Cela peut donner l’impression que Feldup agirait comme un copiste, un copycat du mal-être alors qu’il n’en est rien. Il y a une faiblesse et une fragilité qui est propre au Français et situe peut-être encore, à ce stade, le travail de Feldup un cran en dessous des deux autres. Le disque est infiniment indie rock. Il en présente toutes les caractéristiques soniques, les rebonds, la façon de jouer avec l’alternance des couplets/refrains, le petit tic qui consiste « à la façon des Pixies » à éteindre le morceau pour le rallumer. Tout cela s’affiche comme dans un livre d’images et donne parfois la sensation qu’on fait face à un petit manuel illustré du compositeur indé. Cette sensation de perfection procure un frisson évident, attire, séduit mais déconcerte tant elle est ici parfaite, énoncée comme à la parade pour les jeunes générations.

Mais les chansons sont là et supérieurement intelligentes et charpentées. Naked And Afraid est grandiose, parfaite, incandescente, ravageuse. Berninger peut aller se rhabiller : cette scène impudique, de viol sur jeune adulte, est d’une ambiguïté redoutable, fabuleuse dans l’expression du point de vue, jusque dans la description de l’enthousiasme étrange de l’agresseure. La conclusion (après la 3ème minute) témoigne d’une maîtrise exceptionnelle des codes d’écriture, comme si Feldup avait compulsé trente ans de cold wave et les avait digérés avec la plus grande facilité. Le rythme court à l’aveugle sur le Dizzy qui suit, prolongeant le titre 3 dans un approfondissement lui-même saisissant. On craint alors que la formule se répète mais il n’en sera rien. Fear of Abandonment redémarre à zéro et à partir d’un tempo ralenti, et conduit à l’acoustique, avant de recroiser le point d’abandon précédent. Shove It est fantastique et a autant d’allure que les deux premiers singles des Libertines. Le texte est d’une brutalité totale, calée sur la violence qui s’échappe des guitares :

As soon as the door shuts she turns and takes off my clothesShe gives me all I want but takes a part of my soulI don’t know what I want but I think I don’t want thatBut nobody told me that she would choose the answer herself

On ne peut jamais séparer la musique, fut-elle séduisante et à bien des égards emballante, de ce qui se raconte. Moments of Sobriety met la barre encore plus haut. C’est impudique et sinistre. On déroule le titre comme on ferait une chute de hauteur dans un puits sans fond, en regardant tantôt vers le haut ou le bas, selon qu’on pense qu’on va s’écraser ou s’en sortir. Le disque (11 morceaux et plus d’une heure) est presque écrasé par ses propres qualités. On se dit à chaque fois qu’il y aura un titre faible ou de remplissage pour se reposer, mais cela n’arrive jamais. Feldup tient la distance : toutes les mélodies vocales et musicales ont de l’intérêt, se distinguent les unes des autres. Les points de vue se renouvellent, l’expression change. On pense parfois aux Strokes quand ils étaient bons. C’est assez évident sur Crying As A Weapon qui a ce côté sautillant et presque publicitaire des New-Yorkais.

Le final est à la hauteur, démarré par un Death of An Illusion tout simplement monumental et qui se caractérise par un texte exceptionnel de densité et de profondeur. L’image qui conclut la pièce est incroyable de dramaturgie :

I drew your face in the snowHoping it would melt away

On ne la rapporte pour faire le malin mais ce n’est pas une « petite » formule. La chanson fonctionne comme un récitatif, bavarde et qui donne à sa façon les « codes de sortie » du désespoir et du malaise. Sans doute y a-t-il dans ce texte une vertu cathartique et une volonté (si tant est que les auditeurs comprennent l’anglais) d’offrir une leçon, un enseignement aux jeunes générations, un témoignage, une cathédrale de douleur. On a vu sur le web que certains fans de Feldup (jeunes, si jeunes) s’échangeaient la traduction des chansons. Et c’est aussi une vertu infinie du disque que d’amener peut-être des jeunes vers ce type de musique. It Never Leaves évoque la dépression qui suit l’abus. C’est mélodramatique à souhait mais impeccablement fait. Le son est plus lourd, quasi FM, pour souligner la plongée en eaux profondes. C’est à la fois attendu et d’une grande efficacité. Comme si on était encore une fois dans un disque idéal, Feldup rallume la lumière en envisageant un nouvel amour sur le dernier morceau, To Love Again. C’est une évidence et ce qu’on attendait mais c’est beau comme un titre de Noël. L’homme se relève et croit de nouveau à la vie. C’est du Boris Cyrulnik pour les Nuls, élevé au rang des beaux-arts. Résilience, tu nous attends.

Stared At From A Distance est l’un des meilleurs albums des années 90 que vous écouterez en 2023. C’est aussi et surtout un immense disque d’indie rock contemporain et probablement l’exercice intime et stylistique le plus abouti que vous croiserez avant longtemps. S’il y a une chance que le pop rock survive à la génération née dans les années 70-80, c’est peut-être à ce type qu’elle doit s’en remettre. Ce deuxième album est une leçon, un modèle en plus d’être supra cool à écouter. On n’avait jamais pleuré et déprimé aussi bien depuis deux ou trois décennies. L’album de l’année est devant vous.

Tracklist
01. Waters
02. Stared At From A Distance
03. Naked And Afraid
04. Dizzy
05. Fear of Abandonment
06. Shove It
07. Moments of Sobriety
08. Crying As A Weapon
09. Death of An Illusion
10. It Never Leaves
11. To Love Again
Liens
Recevez chaque vendredi à 18h un résumé de tous les articles publiés dans la semaine.

En vous abonnant vous acceptez notre Politique de confidentialité.

Mots-clés de l'article
, , ,
Plus d'articles de Benjamin Berton
Le Wedding Present fête Noël et une rupture sentimentale encore une fois
On a déjà utilisé le visuel du clip pour illustrer notre sélection...
Lire
Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *