Salut public 2021 : Gängstgäng, poids des mots, voix des morts

Gängstgäng

Phalange suisse constituée d’Augustin Rebetez et Pascal Lopinat, le duo Gängstgäng a signé chez Jelodanti Records le disque le plus dérangeant, éblouissant et dévastateur pour l’ordre établi et la société 4.0 qu’on appelle dans les think tanks post-blayristes et néo-macroniens de cette année 2021. 

Avec leur électro-trash-hip-hop-punkachien-chanson française, les Suisses ont remis le réel, crade et gras, noble et déchiré, au premier plan, en même temps qu’ils tendaient un miroir déformant au monde déjà pas beau à voir sous son masque de fer/feutre. Écolos, anti-fachos, nobles et résistants, les deux hommes ont plus l’habitude de jouer dans des garages que dans les Zénith. Ce n’est pas pour autant que leur musique ne doit pas être écoutée d’urgence, quitte à ce qu’elle fasse grincer les oreilles. 

Si on écoute attentivement la chanson Sabotage, on a une petite idée de votre projet : un projet musical très politique, un poison, révolutionnaire. Est-ce que c’est ça l’idée ?

Augustin Rebetez : Oui. Le monde doit changer. Et une bonne manière c’est de saboter des installations comme des pipelines, des lignes à haute tension, etc. C’est un titre qui pousse à l’action.

Pascal Lopinat : Je crois aussi que la révolte a une réelle place sur scène, c’est une source d’énergie inépuisable propice au défoulement, au phénomène cathartique.

Comment le projet a pris naissance ? C’était il y a 5 ou 6 ans, c’est ça ? 

PL : Non, ça remonte bien au-delà de nos albums « officiels ».

AR : Ça fait depuis qu’on a quinze ans qu’on fait de la musique ensemble, toujours assez rap. Ensuite Pascal a pas mal composé de bandes sonores pour mes vidéos, et puis effectivement il y a 5 ou 6 ans, on a enfin sorti un album et commencé à faire des concerts.

Dès le début, on a l’impression d’être confronté à une musique assez primitive, punk, électro, dissonante, âpre et à des textes bruts, habités ? Régressif et agressif, c’est ça le mot d’ordre ?

AR : Pas de mot d’ordre. En fait, on recherche notre son. On essaie d’être au plus juste avec toutes nos influences et nos désirs. On fait la musique qu’on aime écouter. Et moi j’aime en ce moment quelque chose qui se rapproche de ça : du shamanisme amateur bon enfant un peu vulgaire et crado, servi avec une bonne dose d’ironie mais aussi de fragilité. Et oui, il y a cette idée de primitivité, de retour aux racines, du contraire d’un smartphone.

PL : En tant que batteur, j’ai pas mal travaillé sur des approches assez brutes de faire du son. Tu tapes, BAM ! et ça sonne. On ne recherche pas le design sonore très sophistiqué.

Il faut de la violence pour contrer un ordre violent ?

AR : Ce qui est violent c’est Lukashenko et sa répression, les combats qui s’enlisent en Ukraine, les esclaves modernes, etc. Notre musique ça reste de la poésie, de l’art, même si c’est un tantinet agressif. Ça peut amener un peu de motivation à certains auditeurs, mais ça reste tellement petit, ça touche tellement peu de monde que ça n’a pas beaucoup d’effet.

Est-ce que cette « forme » est la plus à même selon vous de faire réagir ? Est-ce que le caractère brutal est utilisé pour attirer l’attention aussi ?

PL : Sans doute… On laissera les algorithmes en juger !

AR : C’est une manière de toucher. Personnellement, j’ai un travail artistique qui mêle plusieurs champs d’expression et plusieurs sensibilités qui vont toucher chaque fois un autre public. Évidemment que si tu sors en soirée pour te la coller et que tu tombes sur notre live, ça fait pas vraiment danser.

Il y a chez vous un pouvoir du texte. Un mélange de mots assemblés en mode automatique, mais aussi de mantras, de paroles sacrées, qui ont une fonction presque magique ? C’est assez impressionnant à écouter mais aussi à voir j’imagine. Est-ce que le groupe avait vocation d’abord à se produire sur scène plus qu’à faire des disques ?

PL : On s’est régulièrement retrouvés pour enregistrer de la musique pour le kiff, je faisais des beats et après, on scandait des trucs avec des potes dans un garage. Le nom et l’idée du projet sous cette forme sont très récents.

AR : D’abord on a fait des disques (N.B. : Grappa Guerilla en 2016 et Rap À Chien en 2018). Moi je ne voulais pas encore me mettre à faire des concerts alors que je passais mon temps à faire des expos, etc. Maintenant, je trouve qu’on compose plus pour le live, c’est là que ça pète vraiment. Par rapport aux textes, je pense que si on va chercher dans les méandres de ses limbes intérieures des sons et des mots, ça ressort avec une puissance sombre. C’est la voix des morts qui parle parfois.

Comment est-ce que vous composez cette musique ? Ca repose sur une écriture préalable, des thèmes ou alors on est sur des choses qui sortent directement de la pratique ?

AR : Moi j’arrive avec mes textes ou avec mon charabia et on fait ça au feeling comme n’importe quel groupe j’imagine.

PL : De mon côté, je parcours les textes d’Augustin en studio histoire de saisir le mood. Ensuite on en cause et je cumule des sons dans des « drum machines », loopers,… Pour Rap À Chien, je pressais play sur des machines synchronisées et on enregistrait la voix en même temps que je trifouillais les sons. Live. Un peu comme un band de rock. Ensuite, il y avait une courte phase de mix bien qu’on aime être assez expéditif. Pour notre dernier disque, il y plus de post production.

Il y a une dimension mystique dans votre écriture. Comme si on assistait aussi à une cérémonie visant à expurger le mal, le capitalisme ? Vous croyez en une forme de ritualisation de la révolution ? A un cérémonial expiatoire ? 

AR : Évidemment que j’en sais rien. Bon, je pense que notre société est déconnectée de pratiques spirituelles stylées et profondes. Du coup c’est clair que ça m’intéresse de proposer des nouveaux rituels, sombres et sales, plus proches de notre primitivité que le yoga. Et oui, il y a un but à ces cérémonies dégueulasses, celui d’enrayer le fonctionnement standard de la société, ou en tout cas d’être le plus loin possible d’une pub pour de la bouffe ou d’une série netflix.

PL : « J’ai mangé ta bouche pour vomir tes paroles ».

Est-ce que ce goût pour la mise en scène vient de votre parcours d’artiste contemporain, du fait que vous soyez aussi des artistes visuels ?

AR : Rien n’est mis en scène dans ces live, c’est plutôt assez brut. Après, oui, dans ma pratique artistique visuelle, mes vidéos, mes images, là il y a beaucoup de mises en scènes, mais qui sont en fait des portails pour que des sentiments tout à fait réels surgissent.

PL : On a travaillé sur des scènes de théâtre, chose qui nous a amené à réfléchir aux postures artistiques face à un public… mais là, on est effectivement dans un format beaucoup plus libre.

Sur le premier disque, il y avait un morceau qui s’appelle krautrap. Musicalement c’était ça l’idée : du kraut rock, du rap, de la trap….. D’où vous venez musicalement ?

PL : Dans mon parcours, j’ai vraiment touché à beaucoup de musique qui m’ont toutes influencées. De l’orchestre symphonique au field rec, du rap pourave au chant grégorien, du bebop au harsh noise, du metal à la variété… J’ai jamais collé à une scène avec aucun de mes projets musicaux et ça me va très bien.

AR : Du rap et du post-hardcore quand j’étais ado. Maintenant tout, Arvo Pärt, Sleaford Mods, des vieilles chansons grecques trop belles, du post-punk à la Maria Violenza, du noise, notre pote Emilie Zoé qui fait des balades hyper douces.

Plus ça vient et plus vos textes sont sophistiqués. Ca semble de plus en plus écrit, de plus en plus contrôlé. Est-ce que vous progressez de projets en projets ou est-ce qu’au fil des albums vous éprouvez simplement le besoin de dire plus, de chanter un peu mieux et de bâtir de meilleurs textes ?

AR : De meilleurs textes, avec moins de mots, c’est plus percussif en live que les longs pavés de ma jeunesse qui d’ailleurs a bien disparu pour de bon avec cette pandémie de merde puisque je ne sors plus de chez moi comme un vieux. Mais bon, c’est sûr que le dernier album c’était un processus un peu plus long et plus travaillé que le premier disque.

PL : on espère que notre rap de cave se bonifiera avec le temps (rires). Il y a beaucoup de piquette bon marché dans les bacs…

Comment vous abordez la réalisation d’un album tel que celui-ci ? Est-ce que vous partez avec une idée d’unité, de sens ou sonique, ou est-ce que vous êtes plutôt dans un assemblage de pièces ou de morceaux que vous avez en stock ? Comment ça se passe ?

PL : j’ai toujours quelques sons en stock (enregistrements des réfrigérateurs du Migrolino de la Langstrasse à Zürich qu’on entend au début de Sombre Sucre / la machine à pression de la station service du village qui amorce le beat de Sabotage). J’aime bien que les sons aient une histoire. Après pour le concept des albums, on se donne des fils rouges avant de commencer de créer, parfois en fonction des textes qu’Augustin aurait déjà griffonnés. Dans le cadre de cette album, on voulait des voix moins criardes, mais plus torturées que par le passé. Des beats plus axés noise, moins boom bap… Bref, quand on se retrouve, on lance un cycle de composition qui deviendra un disque, en principe.

On a le sentiment que vous voulez agir depuis une sorte de clandestinité. Que le pouvoir que vous pourriez détenir tient en partie à l’endroit, glauque, désolé, oublié d’où vous l’exercez. C’est quoi pour vous le rock alternatif, le rock clandestin ? On peut agir depuis la marge. Il faut être dans la marge pour avoir une efficacité ?

AR : Rien n’est vraiment efficace. Mais oui, c’est ce qui est dans la marge qui est intéressant.

PL : Pareil, au-delà de la question de l’art dit « alternatif », les projets (quels qu’ils soient) qui s’apparentent trop à des choses préexistantes m’intéressent peu.

Est-ce que vous avez des influences ou des modèles dans le genre ? On pense bien sûr à Jean-Louis Costes qui a adopté ses codes rugueux presque par défaut mais qui, on le sait, aurait jadis aimé bénéficier d’une vraie production musicale. Mais aussi à des types comme Bleu Russe qui évoluent dans un registre assez proche. Il y a une galaxie, une mouvance presque.

PL : oui, évidemment qu’en miroir à ma réponse précédente, on évolue entourés de potes qui produisent des choses qui nous influencent. On aime ça. On aime appartenir à un mouvement DIY, brute de décoffrage, etc. Sentir la meute enragée autour, comme dans nos lives…

J’aurais tout aussi bien pu parler de Suicide pour le côté électro, voire à des machins plus indus ou presque gothiques. Vous écoutez quoi comme musique ?

AR : Booba.

C’est idiot mais est-ce que le fait que vous soyez Suisses a une importance ? Bleu Russe est grenoblois je crois. On a le souvenir que la culture punk à chiens a une certaine valeur dans ces contrées. Est-ce la proximité de la richesse suisse ? Est-ce qu’il faut en faire beaucoup pour avoir une chance de bousculer une telle sérénité ? Un tel eden de ressources et de richesses ?

AR : J’en sais rien.

PL : Bah, je crois que le fait de savoir qu’on abrite ici la plupart des bénéfices des guerres, qu’on vend les armes et les médocs qui vont avec, qu’on chouchoute les milliardaires, qu’on protège le pape et que notre salaire vient parfois indirectement des soutiens de multinationales pour être exemptées d’impôts, ça peut motiver quelques honnêtes citoyens à montrer les crocs…

Il y a plusieurs titres qui sont très sombres, très noirs. Je pense à Sombre Sucre. La mort, le sang sont très présents. Vous chantiez la crasse un peu plus loin. Est-ce que le dégout peut avoir une fonction dans ce que vous faîtes ? Vous imaginez bien ce que votre musique peut avoir comme effet sur la plupart des gens. Est-ce qu’être répugnant peut avoir un sens ?

AR : Je crois qu’on trouve ça beau nous. Les poubelles par exemple, c’est hyper doux, c’est un peu triste c’est vrai, mais c’est surtout une jolie manière de faire une comptine un peu cassées à l’image de ces vieilles poupées qui battent des cils sans vie. Mais ce qui est désespéré peut aussi devenir cynique ou dangereux.

Comment vous vivez la crise actuelle ? Vous en pensez quoi ? Il y a la mort partout, demain la misère pour pas mal de gens. Les labos qui s’enrichissent. Est-ce qu’il y a une interprétation de cette crise à avoir selon vous ? Est-ce qu’elle dit quelque chose ?

AR : Pour moi je trouve que c’est bien. Au fond de moi j’ai envie que ça ne se finisse pas et que ça se dégrade davantage. Quitte à me retrancher chez moi avec un gun. Si c’est ce qu’il faut pour arrêter de prendre l’avion comme des débiles, pour refaire du jardin, pour que la planète ne surchauffe pas, pour qu’on réfléchisse, cette crise a une valeur. Malheureusement, c’est d’abord les galériens qui ramassent. J’en sais rien. C’est un sujet trop compliqué pour moi. « Vous voyez pas qu’on va dans le mur ? » disait Philippe Katerine.

PL : ben je souhaite quand même le bonheur à chacun. Oui, on apprend plein de chose, ces temps. Les gens réalisent que si on leur demande de rester chez eux, ils se retrouvent en face de ce qu’ils ont construit eux-mêmes, c’est-à-dire pas grand-chose. Dans bien des cas, on les a conditionnés à se saigner pour un job de merde, sous-payés, ne laissant plus de place aux passions, des gosses qu’ils ne savent pas gérer… Ils se rendent compte que le système place l’économie avant la vie dans ces priorités et par frustration et loyauté, ils continuent de voter dans ce sens…

Je ne veux pas vous tendre une perche politique mais votre musique parle aussi de restrictions des libertés, du système de contraintes. Comment vous voyez l’évolution des choses à cet égard ? Quelles sont vos convictions (si vous avez envie d’en parler).

AR : La Chine va coloniser l’Europe et on deviendra leurs esclaves. Pour l’instant  on est chillos dans nos contrées avec nos petits macbook pro mais il faut vraiment fonctionner autrement car la société à la chinoise c’est moyennement drôle. Et j’emmerde Elon Musk aussi et tous ces dérivés de drones et  de chiens robots et de QR codes. Je déteste tout ça, et c’est nul de gentiment se marginaliser simplement parce qu’on trouve pas ça normal de payer avec un laser intégré à un écran tactile qui nous bouffe la réalité.

PL : Pas mieux 😉

Comment la Suisse fait face à l’épidémie ? On en entend jamais parler.

AR : Ici si. ça gère pas trop mal il me semble. En tout cas en tant qu’artistes on est mieux lotis qu’en France avec des aides, etc.

PL : On a toujours un temps de retard pour tout, donc ça explique que vous n’en ayez pas entendu parler. Mais effectivement, tant que t’es prêt à faire de la paperasse, c’est assez ok.

Uppercut Mystique et les Poubelles parlent des détritus, des poubelles. Le déchet est un élément fondateur de ce que nous sommes : c’est la marchandise dans sa véritable forme, non ? L’essence de toute cette petite affaire ? C’est ce que vous pensez ?

AR : C’est l’idée de la récup surtout. Et puis aussi que j’ai passé la barre symbolique des 110 kilos. Qui est  l’équivalent des sacs poubelles qu’on a ici, les sacs 110 litres (les plus grands).

PL : c’est aussi lié au fait que tout est propre en surface ici. Des gens tarés tondent leur gazon 3 fois par semaine et ça donne envie d’aller déverser le camion à ordures dessus. Juste une fois. Pour leur rappeler leur gigantesque empreinte écologique. C’est un besoin d’équilibre.

Sur l’album, vous évoluez aussi musicalement. Il y a de vraies chansons, parfois de vraies mélodies. Cela tient du jazz parfois. Je pense à Painkiller le projet de John Zorn et de Bill Laswell. Le grindcore. Ca vous parle ?

PL : Oui, perso j’ai pas mal grandi dans le jazz controversé. J’ai fièrement serré la main de Zorn au Stone à NY, mais je ne pensais pas que ça se sentirait dans ce disque en particulier. En gros, si tu veux constater notre rapport au grind, il te faut écouter notre Manuel De Non-communication Violente sur Label Rapace.

Comment vous voyez le groupe évoluer ? Je pense à Sleaford Mods qui maintenant fait.. des chansons. Vous pourriez passer à un format plus traditionnel ? Avec des musiciens, etc.

AR : Je pense pas. Mais je trouve super leur trajectoire. Nous on restera un duo batterie-voix. Nos fondamentaux.

PL : OuaiS, on va continuer de creuser notre truc… basiquement.

Qu’est-ce qui est prévu pour vous ces prochains mois ? Vous allez tourner un peu dès que ça ira mieux ? Il y a d’autres projets ?

AR : Tourner oui, mais il faut encore trouver des dates et se bouger. On est chaud, c’est  pas mal d’investissement pour choper quelques dates et toutes les dernières étaient annulées alors bon… Sinon moi je bosse sur d’autres projets, on a aussi lancé Label Rapace un site dédié à l’édition et la promotion. J’ai le groupe CHRUCH aussi, avec qui on sort de mignonnes tapes.

PL : oui on espère jouer prochainement sur scène. La situation actuelle me nique ma condition physique… On parle déjà de relancer des recs cet automne. A voir. Sinon à côté je sors un disque avec mon pote Louis Riondel : le projet s’appelle MARTIN XVII, c’est vraiment mon côté gentil-naïf. Sinon on est toujours assez actif du côté du Glaucal à Courfaivre…

Si vous avez des conseils lecture ou de trucs à écouter, on prend…

AR : les livres d’Agota Kristof, d’Antoine Volodine ou d’Elfriede Jelinek.

PL : Pleins de truc, mais allez checker du côté de nos labels Axe du Mal, Burning Sound et Jelodanti… il y a toujours du bon. Genre Canichnikov ou les copains de Gros Oiseau qui sont relativement proches de ce qu’on fait nous.

Recevez chaque vendredi à 18h un résumé de tous les articles publiés dans la semaine.

En vous abonnant vous acceptez notre Politique de confidentialité.

Plus d'articles de Benjamin Berton
Jowe Head Presents Various Artists in Art For All
[Glass Modern Records]
Voici ce à quoi une compilation devrait toujours ressembler : un maître...
Lire
Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *