Goune est le plus marrant des rappeurs de l’écurie Crazy Mother Fucker. Il a moins d’amplitude et de densité que Stick, moins d’identité sonore que d’autres mais a de telles qualités de provocation et une telle aptitude à placer des punchlines hypersexuelles et atroces que son ton est non seulement irremplaçable mais précieux comme l’or.
Grande Canette est présentée comme une simple mixtape alors que c’est en réalité un album à part entière, le deuxième du jeune homme arrivé, il y a un peu plus de cinq ans, dans l’entourage de la tribu toulousaine. Dans l’écurie des Crazy Mother Fuckers, Goune est le chien fou, le gars qui tape à droite et à gauche, bouffe au râtelier de toutes les productions (qu’il assure lui-même) et ne refuse jamais une rime salace. Cela donne à sa Grande Canette un côté inaccompli, bordélique et relâché qui impose l’idée selon laquelle Goune serait une sorte d’étudiant joueur en coma fracassé, prêt à toutes les outrances et doué comme aucun autre. Il faudra sans doute que le gaillard resserre la discipline, s’impose une cure de cohérence musicale pour qu’on s’extasie enfin de manière inconditionnelle sur son talent. Mais il y a ici suffisamment de matière et de promesses pour qu’on en fasse l’un de nos disques de rap français préférés de l’année, le plus punk et le plus désinhibé qu’on a croisé depuis un bail.
« Les enfants, je suis rentré… Papa est là. Allez hop, tout le monde sur ma bite. Je suis salace depuis que je mange des salades de fruits, je connais ta race de trucs. Es-tu contente que je revienne te doigter les oreilles ? Je fais pas du rap pour les crustacés. Je suis chaud comme Bruce Willis quand il avait des cheveux » Voilà à peu près comment commence Grande Canette. On pense à une version hardcore de Fuzati, la joie de vivre en plus. Goune est une tornade, un rappeur qui a des fourmis dans la langue et une pétaudière de rimes plus bouillante que le Vésuve en été. On pourrait se contenter pour convaincre de l’excellence du truc de piquer les deux ou trois ou quatre saillies irrésistibles qui émaillent chaque titre mais cela ne rendrait pas justice au travail du bonhomme (« quand je te sodome, tu fais pas le bonhomme ») et éventerait probablement quelques-unes des meilleures surprises de ce disque («être un gogol, ça va je le vis bien, je regrette pas d’avoir mis une fourchette dans le grille-pain », « c’est pour les goonies, les tâches gluantes sur le clavier Azerty, qui aimeraient avoir leur bite à la place d’une perche à selfies »). L’album est un festival de vers qui explosent et de formules à l’emporte-pièce. Là où Goune passe, rien ne repousse.
Yipikaye le morceau d’ouverture évolue à un rythme de taré et constitue l’entrée en matière la plus puissante et ravageuse de l’année. Il embraye sur un Orgie dans le Sang à la production au second degré qui singe les conneries autotunées de Jay Z et Beyoncé. Le texte, horrible, agit en contraste avec la production aseptisée, créant un effet de décalage aussi déstabilisant que fascinant. Imaginez Black M dans une version trash XXL et vous aurez une idée de ce que ça donne. Goune exécute ce genre de parodies à quelques reprises sur l’album et cela donne à chaque fois un résultat incroyable dont l’évidente causticité suffit à dévoiler l’inanité de la concurrence.
Chaque chanson se change en un feu d’artifice de formules insolentes et irrésistibles tandis que la production comme à la parade fait le caméléon. Vermine imberbe évoque les ados poids plume sur un rythme effréné inspiré du trap poussé par deux notes de claviers et un beat d’arrière-plan. Le rappeur est un peu moins à l’aise lorsque le tempo ralenti et qu’il travaille l’introspection. Mi-Molière est moins convaincant mais s’oublie dès que démarre Led Zeppelin. « J’ai la rime ni pute ni soumise. Sucez moi la bite en guise de devise. Si vous voulez des fois je fais des remises. On ne me repère pas dans ce biz comme une femme fontaine à Venise. » Le titre est tout bonnement phénoménal, percutant et rappé à la perfection. Le flow de Goune est agile, tout en n’étant jamais virtuose ce qui contribue à renforcer l’aspect dérangeant de son chant. On se marre sur Interlude. « Fais chaud ici. Putain j’ai les couilles en sueur. » Et puis la chenille redémarre en beauté avec l’exotique et grandiose Slash. Guitares hispaniques à l’arrière-plan, ce morceau guilleret illustre le potentiel jouissif du gaillard, son côté iconoclaste et son audace. « Concert de rap. Il y a toutes les petites pisseuses devant. J’ai découpé mon gâteau. Il y avait encore la strip-teaseuse dedans. »
De Paire de chaussettes, une tragique et sublime histoire de déprime et d’addiction aux médicaments, au titre de l’album, Grande Canette, Goune remet des sous dans la machine et boucle une seconde moitié d’album qui est encore plus phénoménale que la première. Les textes gagnent en densité et ne rechignent pas à parler de la réalité sociale, de la misère affective et de désespoir. Les rimes sont tenues avec des liens cachés et articulent des images qui tissent un portrait du réel fort et dramatique. « Votre musique sent l’intolérance au lactose. Je suis pas adapté pour tous les auditoires. Je confonds le game et l’urinoir. » Ou encore sur Onomatopée : « Tu te prends pour Dr Dre mais t’es aide-soignant ‘Dré. Je suis devant chez toi mais ta mère me laisse pas entrer. » Le potentiel commercial du garçon n’est pas à négliger et donne le sentiment que Goune pourrait, en mettant un poil (de couille) en retrait ses images sexuelles, taquiner Orelsan ou Romeo Elvis au tableau des rappeurs (blancs) préférés de la France macronienne. « Je veux ma photo dans les dieux du stade mais j’ai la bite qui pendouille comme le vieux Gustave. »
Lendemain, qui termine la tape, ressemble à du The Streets, réaliste et mélancolique. « Quand c’est la fin du mois, que des pâtes pas d’Amora. Obligé de prendre des stupéfiants, même le fromage n’a pas le moral. » « Péter dans les transports en commun. Gênés les gens trouvent que je sens fort. C’est pas le parfum Lancôme mais la sueur du lendemain. J’ai jamais rien construit dans le monde. Ca va être ça ma vie, joindre les deux buts et grappiller du temps gaspillé pour la vérité que je fais que maquiller. »
Goune est notre meilleur espoir. Son écriture spectaculaire est l’une des plus dérangeantes et intelligentes de ce côté-ci du rap français. Son album confirme que l’écurie Crazy Mother Fucker est la plus productive, offensive et précieuse du pays. Toulouse, épicentre du rap français qui cogne et résiste à l’air du temps. On tient avec tous ces mecs une sorte de Wu Tang français où chaque MC a son identité, sa spécialité et son rôle dans le cycle. « Orgie dans le sang. Ouais. Orgie dans le sang ! » Un autre album de Goune est annoncé pour la fin d’année. On met une pièce dessus.
02. Orgie dans le Sang
03. Vermine imberbe
04. Mi-Molière
05. Led Zeppelin
06. Interlude
07. Slash
08. Paire de chaussettes
09. Grande Canette
10. Onomatopée (feat Elvé, Apoint7)
11. Lendemain