[Clip] – Timeless Keys enfante une porte sur le futur avec Ma fille Francine

Timeless Keys - Ma fille FrancineÉnigmatique que ce nom de duo : Timeless Keys. Connu ni d’Ève ni d’Adam, revendiquant un mélange de trip hop et de nu soul, il n’en fallait pas plus pour attirer notre attention sur ce groupe né en l’an de grâce 1 avant Covid. Pas les deux genres musicaux les plus faciles à s’inscrire, d’autant plus quand on sait qu’ils sont exigeants et multiformes. Et pourtant…

Portrait robot

Pourtant, Raphaëlle Fortier et Miguel Hernandez, tous deux de la région toulousaine, font preuve d’une maturité remarquable, nonobstant l’âge de leur union. Les deux sont déjà gardiens du temps et maîtres de leur agenda : le clip Ma fille Francine annonce la prochaine sortie de leur première invention, un EP éponyme où l’on parlerait nature et cybernétique. Et le 1er titre mis en lumière annonce l’ambition.

Tout comme la vidéo l’illustrant, la musique de ce titre est aussi étrange que l’année que nous avons vécue. Simultanément obsédante par ses sonorités de machines (on pense aux bruitages de vieux films et série américaines des années 60-70 de hard sci-fi), et hypnotique par la voix duveteuse de Raphaëlle Fortier. Une sorte de Jessie Ware période album Devotion, mais qui n’aurait pas besoin de cacher la séduction naturelle de son timbre sous une tripotée d’effets d’écho. Diva, s’en avoir à se prendre pour. En quatre minutes top chrono, la musique y est presque toujours changeante, nous faisant passer d’une légère anxiété numérique à l’apaisement d’un piano jazz, de sonorités froides synthétiques à l’organe rassurant de sa chanteuse. Difficile d’ailleurs de ne pas fondre à l’entente de cette voix, l’alliage avec le piano de Miguel nous accompagnant vers la torpeur.  

Les rythmes algorithmiques

Ma fille Francine est un véritable mille-feuille sonore. Empruntant aux sonorités qui rappellent les interludes de transition ou ponts musicaux de certaines pistes deep house et ambiant (on pense un peu à Disclosure et Janeret, beaucoup à St. Germain et I:Cube), ils en ôtent tout semblant de basse pour les suppléer par de légers battements au tempo trap. S’en étonner serait oublier que la deep house et le trip hop sont deux excroissances cousines, nées de la même graine souche qu’est l’electro rap… elle même petite-fille du jazz. À cette strate, rajoutez une belle nappe de soul d’un jazzy électrique, qui est sûrement pour quelque chose dans l’état de légère somnolence dans lequel vous vous retrouverez, ne sachant choisir entre les visions d’un club de jazz new-yorkais écumé par quelques noctambules et l’ambiance d’un monde uniquement composé d’ordinateurs et d’engins faisant bip-bip. Enfin, dernière couche surplombant la coupe mélodique : deux voix puissantes et de beaux mots, car oui, Miguel Hernandez ne se contente pas de composer au clavier ; il slame comme pas deux, avec un phrasé très rap français, brut et gracieux, mat et aérien, complément parfait à la voix douce et berçante de son acolyte féminin. Et vice-versa, Raphaëlle Fortier scandant des phrases dans un franglais parfait, intelligibles et pondérées grâce à un design sonore ficelé au cordeau. Miguel Hernandez reste dans l’ombre, se refusant d’éclipser sa chanteuse. Mais son couplet reste en tête, et on essaie avec difficulté de se souvenir où on a entendu dans le rap une telle prosodie, le climat légèrement jazzy de Ma fille Francine (sensation bien plus accentuée dans leur collection de reprises) nous rappelant des morceaux de rap des années 90, comme ceux des X-Men (J’attaque du Mike, mais surtout Retour aux pyramides). Poudrez l’ensemble de phrases poétiques, à différentes clefs d’interprétation, et la mélodie est servie : une parfaite hybridation brouillant les pistes, où passé, présent et futur sont conviés à la même table.

L’homme, ce loup pour la nature

Le clip, réalisé, on le suppose, avec les moyens du bords, impose une solide prestance dans sa simplicité efficace et sa sobriété stylisée, sans afféteries. Dans un lieu à la fois sans âme et feutré, sous des lumières d’un Nicolas Winding Refn qui aurait préféré un violet délavé et un bleu émeraude au rouge, on y voit une chorégraphie d’androïdes se mouvant dans un labyrinthe algorithmique, préférant rire de l’absurde plutôt que de s’obstiner à buter par à-coups, sur un monde devenu fou. Notre duo pose leur peau sur la table et donne de leur corps en compagnie des talentueux danseurs Ana Hz et Nabil Yajjou. S’ensuit un kaléidoscope d’acrobaties et de couleurs, où la caméra tournoie comme on tournerait une clepsydre. On y chante, danse et déclame sur un ton inexpressif une humanité entrevoyant les humanoïdes comme un salut possible, un prochain non-nocif envers son écosystème. D’ailleurs, le titre de la chanson fait référence à un certain René Descartes, qui aurait voulu, dans une volonté de démiurge, répliquer un automate à l’image de sa fille décédée trop tôt, par excès de chagrin. En évoquant une humanité qui, à force de consommer, est prête à se consumer, on ne peut que penser à la vision shintoïste d’Isaac Asimov, et ses humanoïdes plus humains que les hommes. Bizarre, se dit alors l’étudiant en philosophie, car Descartes voyait en l’automate un objet primitif, dénué d’âme, tel un animal. Les découvertes scientifiques lui auront peut-être donné tort sur l’absence de conscience animale, mais, dans son erreur, il donne raison aux Timeless Keys : mieux vaut que les robots restent humblement ce qu’ils sont, tant qu’ils se contentent d’exécuter modestement leur tâche sans pulsion destructrice – et donc, d’exister. La chute de l’Homme serait un moindre mal pour Mère Nature, remplacé par une engeance robotisée qui lui aurait tourné le dos au pied levé, sans remords ni regret :

Automate est mon état,
Échec et mat quand tu me vois […] Tu crées la houle qui te chavire,
Moi j’ai mes codes et mes empires […] Bientôt je saurai me programmer,
Quand tu t’attardes à procrastiner,
Gaïa ex machina laisse moi rêver
Merci Geppetto de m’avoir créé

Substance vivante

À travers cette rêverie consciente adressée à une communauté humaine s’évertuant à danser sur un volcan, le couple nous avertit afin que nous leur donnions tort. Nous verrons qu’ils ne sont pas aussi misanthropes et pessimistes qu’on pourrait le croire. Mais trêve de philosopheries. Ils ont plus que de la niaque dans le corps : ils ont de la jugeote dans la caboche.

On conseille aux curieux qui ne pourraient attendre la sortie de leur EP, ce 20 mai, de se ruer sur les quelques reprises beaucoup plus groovy de Zero 7 ou de Jamiroquai. Le rendu nous fait penser à du Alfa Mist, en tout aussi bien. Fidèles aux originaux, tout en y ajoutant leur sève. Un autre clip devrait célébrer la sortie. Ma fille Francine tranche, elle, avec ses exercices de reprises jazzy, délicieusement dorlotantes. Les Timeless Keys ont chaussé leurs gants d’acier pour se lancer dans la fosse, probablement pas avec le morceau le plus abordable de leur EP à venir, magma expérimental à l’embranchement de multiples influences. Mais c’est un pari audacieux fait sur l’I.A. de l’auditeur, et c’est tout à leur honneur. Les Timeless Keys semblent, finalement, être faits pour laisser une empreinte temporelle dans notre mémoire morte.

Recevez chaque vendredi à 18h un résumé de tous les articles publiés dans la semaine.

En vous abonnant vous acceptez notre Politique de confidentialité.

More from Dorian Fernandes
Johnny Dynamite & The Bloodsuckers / The Tale of Tommy Gunn
[Born Losers Records]
Voilà une des bonnes raisons pour lesquelles on était content de voir...
Lire la suite
Leave a comment

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *