L’année musicale 2016 commence en 1982. John Cale a 40 ans. Connu pour avoir fondé le Velvet Underground, groupe avec lequel il jouera trois ans et qu’il quittera pour ne plus souffrir Lou Reed, John Cale est en 1982 un musicien aux talents infinis qui a la musique insondable. Dire dans quel genre il évolue est quasi impossible : folk au milieu des années 60, l’homme produit, joue un peu partout. Nico, Patti Smith, The Modern Lovers. Dans les années 70, il est dans tous les bons coups. Il fait l’appoint chez Nick Drake qu’il rencontre par l’intermédiaire de Joe Boyd, ne rate pas une miette du punk dont il devient une sorte de parrain omnipotent et aligne une trilogie d’albums terrifiante de beauté (Fear, Slow Dazzle et Helen of Troy) avec ses comparses Phil Manzarena et Brian Eno. Au milieu des années 70, John Cale s’autorise une reprise du HeartBreak Hotel d’Elvis Presley. C’est un des titres qu’il faut avoir entendu une fois dans sa vie (elle figure à la fois sur Slow Dazzle et sur un live qui a suivi) et qui fait un pont naturel vers l’album Music For A New Society qui sort en 1982 donc. Cale est drogué jusqu’aux yeux (il l’est depuis l’enfance où les toubibs lui ont prescrit des opiacées pour dormir), accro à la cocaïne. Jeune marié (il épouse sa troisième femme fin 1981), sa vie est minée par des angoisses existentielles. Il a tenté l’espace d’un album au titre révélateur, Honi Soit, de faire une musique plus abordable et commerciale mais l’expérience échoue lamentablement et il se fait limoger par sa maison de disques A&M.
Music For A New Society est à cet égard un disque de réaction. « Vous allez voir de quoi je suis capable. Ah, vous voulez du commercial? » On imagine le Gallois à la dérive quand il entame cet album qu’il faut considérer comme l’un des joyaux noirs et méconnus de la période. Music for A New Society est à peu près tout le contraire des représentations qu’on peut avoir de la musique des années 80. Les textes sont ambitieux. Cale, comme à son habitude, y raconte des histoires complètes, des scènes de vie. Sauf, qu’à l’inverse de ce qu’il avait fait pour Paris 1919, son album le plus connu, ces histoires sont ici cryptées, dissimulées sous une poésie ambiguë et indéchiffrable. Certains diront qu’il n’était pas en état de les raconter compte tenu de son état. Il n’atteindra plus jamais ce degré de suggestion et de dépouillement. Musicalement et dans son chant, Cale opte pour une sophistication décharnée et dépouillée de toute fioriture. Il ne s’agit pas ici de s’accompagner chichement mais de circonscrire tout ce qui pourrait distraire l’auditeur de la voix. Les guitares sont réduites. La batterie est un peu évacuée. Les cordes, instruments de prédilection du Gallois, sont mises en retrait au profit d’un piano de film d’horreur, mi-orgue, mi-barbar(i)e, qui joue presque faux et enveloppe la voix en prenant soin de ne jamais être mélodieux. Dans l’esprit de sa reprise de Presley quelques années auparavant, la voix de Cale est mise très avant mais chante comme à contre- temps. Elle évoque avec suffisamment de précision la voix d’un grand crooner pour séduire mais est comme posée en permanent déséquilibre sur la musique de telle sorte que l’inconfort gagne souvent, produisant un effet de déchirement et d’effondrement qui donne toute sa force à ce disque.
Beat Generation
Music For A New Society exprime l’idée selon laquelle un monde nouveau pourrait bien apparaître après l’écroulement de celui-ci. C’est l’état d’esprit qui anime John Cale. Il alterne un désespoir profond et des bouffées d’espoir splendide. Sur le disque, cela donne des chansons (il y a 13 titres dont quelques morceaux bonus sublimes) sur le fil, spectaculaire, d’avant-garde mais qui sont autant de classiques détournés. Thoughtless Kind sonne comme une berceuse chantée avec un compte à rebours et une bombe entre les bras. On entend le métronome à l’arrière-plan, des rires glaçants comme chez Scott Walker, des cornemuses et Cale chante seul comme s’il était endormir la mort. Sanctus (Sanities) a de faux airs d’une chanson du Velvet (on reconnaît la batterie et la basse caractéristiques) mais ne décolle jamais. Cale finit plutôt en poète effondré façon Gingsberg, haranguant le Ciel en racontant des histoires terribles sur la vie de sa mère. Il faut vraiment écouter ce disque pour y croire. If You Were Still Around est l’une des plus belles chansons jamais écrites et le single Close Watch, la meilleure jamais (pas) écrite par Roxy Music. C’est ce morceau que Cale a choisi de mettre en avant pour porter la réédition de l’album et sa relecture contemporaine. Ce n’est pas un mauvais choix tant le titre a de qualités. On y parle de voix qui vous hantent dans la nuit et de cette impression d’être surveillé en permanence. Le souvenir de l’amante défunte ou disparue fait écho à la parano qui règne trente- quatre ans plus tard. Le thème est d’une actualité aigue et le morceau n’est pas sans rappeler, par son chant, un vieux et bon morceau de Bowie, soit exactement ce qu’il n’arrivait plus à faire depuis des lustres. Cale faisait ça très bien en 1982 et tout aussi bien en 2016. Sa relecture du morceau est habile, à la fois fidèle et sacrilège.
En choisissant de reprendre l’un de ses albums-phare, il rend justice à sa propre technique et s’interroge sur l’évolution des notions de « musique déstructurée » ou de dissonance. Trente ans plus tard, le caractère terrifiant et novateur de Music For A New Society est évidemment moins évident. Sa relecture restitue cette étrangeté en plongeant les titres dans un second bain de dissonances et de disharmonie. Lou Reed est mort. Cale a reconnu que cette disparition l’avait affecté plus qu’il ne l’aurait cru. Il n’est pas impossible que cette mort ait accéléré le projet. M : FANS, la version 2016, est une curiosité et un album qui a ses propres qualités, un plaisir détachable de la nostalgie et du ressouvenir. Il n’est pas certain que cela apporte quoi que ce soit à l’original mais cela renforce le sentiment d’angoisse, d’anxiété qui se dégageait du disque et qui aujourd’hui a plutôt pris des allures de beauté classique. Lorsqu’on écoute le Broken Bird de 1982, on est plutôt frappé par sa grâce, son élégance et sa puissance désolée. Il faut écouter la version de 2016 pour se rendre compte que ce qui passait pour une élévation est en fait une fragmentation : le bruit d’un homme seul et qui vole littéralement en éclats.
Se confronter aux versions originales est avec le temps un bonheur inouï et une vraie source de sidération. Chinese Envoy est un conte qui réconcilie Dickens et Ballard. Le violon de Cale ferait pleurer n’importe qui. Certains titres bonus montrent à quel point Cale était en avance sur son temps (il faut écouter Library of Force pour ses qualités de production), dans l’utilisation des samples et des machines notamment, fusionnant parfaitement sa formation classique, ses années punk et son passage au sein du Velvet mais a choisi pertinemment de ne laisser sur le disque que les chansons les plus crues et les plus arides. Il ne faudrait pas laisser croire que ce disque est ennuyeux ou peu accessible toutefois. L’effet du temps, on l’a dit, confère à Music For A New Society un cachet ancien qui le ramène à ce qu’il aurait (peut-être) voulu être : le dernier disque d’Elvis Presley. Cale prend ici sa revanche sur Lou Reed (dont le chant l’horripilait), sur Sinatra et sur les autres. En choisissant de « chanter juste à côté », il refuse la course à l’échalote des types à voix tout en réclamant une place dans la hiérarchie. Cette voix est l’une des plus belles du monde. Deux prises alternatives (et encore plus nues que nues) de Thoughtless Kind et Chinese Envoy finiront de vous en convaincre. Encore une fois, on ne peut pas s’empêcher de faire le lien avec Bowie et de mettre les deux hommes en compétition. Ce que fait Cale ici se passe tout simplement de commentaires.
Dépression/Colère 1982/2016
L’évocation de l’album original de 1982 ne doit pas détourner des talents de la version moderne qui, elle aussi sur 13 titres, met en avant le chemin encore parcouru par le bonhomme. Le Prelude qui ouvre le disque est constitué d’un sample d’une conversation téléphonique entre Cale (accent gallois à couper au couteau) et sa mère. Le chanteur ramène ainsi le disque à sa sphère intime si bien qu’on peut supposer que If You Were Still Around, qui ouvre le bal (l’ordre des titres a été modifié) lui est directement destiné. Ce léger twist donne le la de la relecture. Là où Music For A New Society décrivait la détresse d’un homme, la relecture moderne dessine celle d’une société entière dans laquelle un homme de plus de 70 ans regarde le monde et rugit de colère. La production renforce partout l’aspect sacré et spectral. Le chant est placé plus loin dans le mix, parfois déformé par des effets d’écho. Cale a ajouté des percussions synthétiques qui marquent le temps comme pour une marche funèbre. La beauté originelle de Taking Your Life In Hand est sabotée par un battement d’horloge (cardiaque) qui marque la finitude des choses et l’angoissant décompte qui s’instaure entre la naissance et la mort. Cette prise en mains, on le sent, a toutes les chances de ne pas aboutir. Thoughtless Kind, elle-même, apparaît travestie par une sorte de contagion RnB et techno qui la transforme en monstre de foire. Quel morceau et quelle audace ! Il faut penser que le type a 73 balais et se paie une production qui ferait baver d’envie n’importe quelle Madonna en moule-organes rose, avant de la dynamiter sous nos yeux. Cale fait absolument ce qu’il veut ici, proposant sur chaque titre une sorte d’interprétation nouvelle et passionnante de ses morceaux. Sanctus/ Sanities ne ressemble plus à rien : un mélange de PIL et de titre diabolique. La spiritualité a déserté les lieux. Il n’y a guère que Broken Bird qui subit le traitement contraire. L’original a encore été allégé, élevé vers le rien. Il n’y a plus que la voix et le piano. L’interprétation de Cale a consisté, paradoxalement, à faire de cette perte élémentaire la seule note d’espoir du disque. « Are you satisfied ? Now are you satisfied ? Done it again…”Puisqu’on a un peu de place, pourquoi se limiter à un extrait ? Autant donner ici l’intégralité du texte de cette chanson incroyable ?
Like a broken winged, like a broken bird
She senses every damn thing that’s near her
And nothing in the light of day could see how
Her happiness faded away
Her happiness faded away with the night
Away with the dawn
As the sea faring gun
The fish and the heron
Walking stiffly, the stalker of oblivion
Keep me alive in this
Stars at night
And they shine on you either way
Broken wing on the bird
A broken wing
He did not have to break
Only reading, reading the long signs
And thinking, hell
Where his arm is
Just saying
Could it be I’m just saying the safe thing again
And, Ladies and Gentlemen
Can’t reread on the help
Lend me your fires, ’cause I’m broken winged
Could be anything, anything
Any day, any time or year or month
Satisfied, are you satisfied
Now that you’re satisfied
Done it again
Ça ressemble à du Keats ou à du Robert Smith, ce qui est à peu près pareil. On pourrait écouter ces 5 minutes et 10 secondes en boucle toute l’année et attendre 2017 et les suivantes, la mort avec une cigarette au bec. On va encore nous dire que ce qu’on écrit est trop long et que personne n’arrivera jamais au bout mais peu importe : allez y voir. Close Watch est brave et bravache. Chinese Envoy mériterait de prendre la tête des hits planétaires avec cette version « à la Bowie » justement. Il ne manque plus que les cuivres pour faire la fête. Cale joue du décalage entre la mélodie enlevée et le texte. La relecture est un SANS FAUTE. On ne l’écrit pas souvent mais ce n’est pas juste un de ces trucs de critiques pour attirer le chaland, pas plus que ça n’est pour Cale un cache-sexe de compositeur pour tenter de masquer un manque d’inspiration. M :FANS (acronyme de Music For A New Society), la version 2016, est un disque aussi imposant (on ne dira pas important) que l’était la version originelle.
On serait des héros. Juste pour un jour.
On pourrait parler des heures de cette affaire mais cela ne nous laisserait pas assez de temps pour écouter et réécouter les disques. On parlera une autre fois de la vie de John Cale, des abus qu’il a subis (c’est l’une des seules popstars majeures officiellement violée par un prêtre !), des femmes qu’il a aimées et de tous les chefs d’œuvre auxquels il a participés. Une autre fois, peut-être juste avant qu’il meure ou après. Quitte à écouter de la musique de vieux, autant écouter John Cale et se teindre les cheveux en rose. Et puis David Bowie n’est plus là et Cale est, depuis toujours, le meilleur d’entre tous. Le punk n’est pas mort. « Là où il y avait jadis de la peine et des lamentations, il y a juste de la colère. » C’est ce que dit Cale pour présenter ce nouveau disque. Tant qu’il y a de la colère, il y a du rock. Tant qu’il y a du rock, il y a de l’espoir. Tant qu’il y a de l’espoir, il y a de la mort. Et ainsi de suite. On a les héros qu’on se donne. Il y a ceux qui aimaient Bowie et ceux qui aiment Cale.
01 Prelude
02 If You Were Still Around
03 Taking Your Life In Your Hands
04 Thoughtless Kind
05 Sanctus (Sanities Mix)
06 Broken Bird
07 Chinese Envoy
08 Changes Made
09 Library Of Force [ft. Man In The Book excerpt]
10 Close Watch
11 If You Were Still Around (Choir Reprise)
12 Back To The End
Music For a New Society:
01 Taking Your Life In Your Hands
02 Thoughtless Kind
03 Sanctus (Sanities)
04 If You Were Still Around
05 Close Watch
06 Broken Bird
07 Chinese Envoy
08 Changes Made
09 Damn Life
10 Risé, Sam And Rimsky Korsakov
11 Library Of Force (Unreleased)
12 Chinese Envoy (Outtakes)
13 Thoughtless kind (Outtakes)
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John Cale / POPtical Illusion
Très bel article. Merci. Il rend justice à John Cale qui jouera à Paris en avril.
Merci Stéphane. Je ne l’ai pas indiqué en effet mais Cale jouera à la Philharmonie de Paris le 1er album du Velvet dans le cadre des festivités autour du groupe. Je crains que le concert soit déjà complet en revanche.
Je n’ai peut-être pas tout lu de cet excellent hommage à John Cale, « notre meilleur ami vient de quitter la ville », mais je crois qu’il est indispensable ďévoquer le seul inédit de M:FANS : « Back to the end ».
Bien que ce soit une de ses spécialités (avec la furie rock la plus sauvage, mais aussi des ballades sentimentales de la plus grande douceur, ľexpérimentation bruitiste, les incursions classiques, la musique sérielle ou concrète, les ballades comme des contines ďAlice au pays des merveilles ou du magicien ďOz, la performance live…) jamais ľintensité dramatique et la profonde nostalgie n’ont été exprimées de façon aussi poignante par notre si gentil et si terrible héros.
Jean Bretonelle (un vieux fan : plus de 20 concerts en Europe, depuis Orange en 75 qui a changé mon regard sur la musique et ľart en géneral)