A part le titre, tout est bon dans ce nouvel album du vétéran John Cale, 82 ans. Après l’excellent Mercy de l’an dernier et la relecture splendide de Music for A New Society en 2016, l’ancien du Velvet Underground traverse sur le tard une remarquable période créative, jonglant entre des chansons plutôt pop et accessibles et des prises de risque réelles, qui font de ses productions actuelles des disques passionnants, équilibrés et délicieux à l’écoute.
POPtical Illusion ne fait pas exception. Le disque démarre sur un faux rythme habile et un God Made Me Do It (Dont ask me again) presque crépusculaire et qui avance en déambulateur. La voix est en dedans, l’accompagnement répétitif mais avec suffisamment de texture à la production pour intriguer et célébrer ce mystérieux retour à la maison.
I’m trying to bring him in from the dark
Trying to lose myself
There’s someone whispering in my ear tonight
I’ve got it playing in my heart
I’ve seen it before
When the winds were high
Bringing it down to earth
Making a noise in the thick of the night
I’m making it home again
There’s someone whispering in my ear tonight
I’ve got it playing in my heart
Shaking is happening in the night
Shaking is coming down
Down, down, down, down…
Le texte prépare un retour aux affaires triomphal mais poussé par une énergie noire et presque occulte qui traversera le disque tout du long. Il y a toujours eu une part sombre chez Cale (son alcoolisme, ses excès) qui rend son œuvre complexe, bâtarde, dangereuse et ambivalente. On en trouve peu la trace sur un Davies and Wales en forme de tube pop pur et parfait, qui suffit à lui tout seul à faire le déplacement ici. La voix du Gallois est chaude et majestueuse, le titre sublimé par un gimmick au clavier qui marque les esprits. L’album est long (13 titres, plus d’une heure) et se présente comme un parcours en bizarrerie, une exploration un peu glauque de l’état du monde. Calling You Out met en scène Cale en train d’appeler, par delà la mort, un ami intime. Parle-t-il de Lou Reed ou de quelqu’un d’autre ? On imagine qu’à son âge, les candidats spirites ne manquent pas. La chanson est lente et flippante mais aussi très belle. John Cale joue de tous les instruments ici mais s’entoure de quelques musiciens (Dustin Boyer à la guitare, Nita Scott aux chœurs et au clavier) pour apporter des contrepoints ou des distractions à ses longues balades un peu mornes. Edge of Reason est une réflexion magnifique sur la rédemption et les manières de rattraper un monde qui fonce vers l’abîme. Le texte est assez formidable et il se dégage de l’ensemble, down tempo, lointain, une grande mélancolie teinté d’un brin d’espoir. Le chant est prononcé comme si Cale se tenait déjà de l’autre côté, éloigné dans le mix par un voile fantomatique. Le chanteur est-il déjà mort ? La sagesse qui l’anime sonne comme de la résignation, mais aussi comme la conviction que seule la bienveillance et la tranquillité permettront de s’en tirer.
When the world erupts
When the willow speaks to me
How can I help you
Seeing mankind is ohh not so kind
We tear it all apart
Justice, rage, fear is a man’s best friend
Can you see the light through the rain
Take me to the edge of reason
Show me where the pain has been
Seems we’ve gone too far to fix it
Leave it for another time
We can reverse the hate
Can you hear the pain in all those lies
Or am I just too late
They’re all ready for war
Boots strapped tight, they believe the hype
How can I help you
Le charme du disque repose sur ce rapport distant et en même temps encore concerné vis à vis du monde qui caractérise Cale depuis des décennies. Il y est sans y être. Il participe sans véritablement s’aligner, agissant en poète, en observateur et en conseiller désabusé. Sa colère (I’m Angry) sonne raplapla, suspendue par l’âge et l’idée que personne ne peut vraiment changer. Le mal est le mal. La bonté, la bonté. John Cale est toujours le dandy qui signait en 1975 Helen of Troy. Il n’a ni la force ni la volonté de changer les choses mais il se force.
How We See The Light est tout aussi formidable. Cale se mobilise pour aller de l’avant. Il précipite la seconde partie du disque dans une marche folle vers la fantaisie, le progrès et la vigueur. Poptical Illusion fonctionne sur ce changement de tempo. Cale charge sabre au clair. Il voit clair. Il voit loin. On croise le Major Tom de Bowie sur l’incroyable Company Commander mais en version coloniale. La drogue refait son apparition et Cale retourne le monde dans une nuit d’excès. La musique suit le mouvement et explose, virevolte en taquinant le jazz et l’expérimental. On voyage. On se retrouve dans une cabane chez Conrad. Il fout le feu avec un Setting Fires, ralenti mais qui pratique la terre brûlée. Shark-Shark est grandiose, ambitieux, répétitif et magistral. Cale invente des personnages et lorgne vers la qualité d’écriture, d’invention beat d’un Lou Reed. Les personnages sont posés en une ligne et détruits sur un accord. Il n’y a plus grand chose à dire après ça. All To The Good est un autre single majeur, altier et aérien. L’ambiance s’allège et John Cale se fait plus chaleureux que jamais. On retrouve ici la dynamique pop et le même univers de production que sur M: For A New Society, la même aisance, la même volonté de créer du lien.
When you’re standing here in a haze
Standing here waiting for me
I’d been listening to you
Talking quietly
It’s all to the good
It’s all to the good
We’ve been hoping for the
Good times to last
If I have as much to say as you think
It’s the best way to simplify
The words I had in mind
Just let them speak for themselves
It’s all to the good
It’s all to the good
On a l’impression de retrouver un vieux monsieur assis sous le porche après une vie bien remplie. Il rit dans son sommeil (Laughing In My Sleep), aime et console à la fois. Le disque renvoie sur le final un sentiment abouti et délicieux de plénitude, de tranquillité, d’accomplissement. Les arrangements sont délicats, millimétrés, soignés à l’extrême. There Will Be No River conclut l’ensemble de manière remarquable. Cale y chante comme Scott Walker, avec emphase et une amplitude maximale. Le texte est porteur d’une dernière énigme, d’un dernier bout de code qui résiste à l’intelligence. Est-ce le bout du bout ? Les disques de Cale ont toujours eu à voir avec les voyages, les périples. « Who would’ve thought we were done?/ We’ve been here so many times before« , chante-t-il, avant de terminer, « … There was to be no river/ With me floating in the water/ Like a magical piece of code ». Cette image de l’homme qui flotte dans l’eau (sans qu’il y ait de rivière pour le porter) comme un bout de code/une formule magique est stupéfiante et tout bonnement géniale. Elle renvoie au monde amniotique, au début et à la fin de toute chose. Ce n’est ni la fin, ni autre chose. Juste une question posée qui renvoie l’âge et la fraîcheur dos à dos, la vie à ce qu’elle est, un brin d’ADN qui se déplie et se replie quand c’est fini.
POPtical Illusion est un grand disque d’un des plus grands artistes et musiciens de ces cinquante dernières années. C’est un disque plaisant à l’écoute, extrêmement intelligent et qui pourrait jouer dans la même division que le Black Star de David Bowie, si John Cale n’était bien vivant, amoureux et parmi nous pour longtemps.
02. Davies and Wales
03. Calling You Out
04. Edge of Reason
05. I’m Angry
06. How We See The Light
07. Company Commander
08. Setting Fires
09. Shark Shark
10. The Funkball The Brewster
11. All To The Good
12. Laughing In My Sleep
13. There Will Be No River
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