Les amateurs de musiques de film n’auront peut-être pas manqué la réédition somptueuse en collection deluxe de la BO du Village des Damnés de 1995. Il y a une bonne douzaine de raisons valables de se procurer cette BO. La première est que le film, reprise par Carpenter de l’adaptation précédente de 1960 est excellente. Christopher Reeves y livre une formidable prestation et probablement son dernier grand rôle (même s’il ne mourra qu’une petite dizaine d’années plus tard). Le roman original, Les Coucous de Midwich de John Wyndham est un incontournable chef d’oeuvre de la science-fiction contemporaine. Et on en passe. La fin est originale et l’action transposée d’Angleterre aux Etats-Unis permet à Carpenter une critique troublante de l’american way of life.
Côté musique (puisqu’on est là pour ça), il n’aura échappé à personne que la bande originale est co-signée par John Carpenter et par Dave Davies, qui n’est rien moins que la moitié du groupe anglais The Kinks. En 1995, le groupe est à l’agonie, miné par les antagonismes fraternels entre Ray et Dave (une constante chez eux) mais surtout par l’absence de perspectives commerciales pour leur « marque commune », leur dernière livraison, Phobia, en 1993, s’étant soldée par un échec à peu près complet (finalement assez mérité). Ray sort une autobiographie en 1996. Dave écrit la sienne au même moment et chacun est en train de verser vers des projets autonomes et séparés qui seront encouragés par la séparation officielle du groupe en 1996-1997. On ne sait pas trop ce qui est à l’origine de cette collaboration mais on imagine que Carpenter, toujours à la recherche d’une association qui lui permette de faire parler de ses films, a dû accueillir avec bienveillance la proposition du studio d’associer à son nom celui d’un compositeur aussi prestigieux que Dave Davies.
Le guitariste des Kinks a beau n’avoir signé qu’un ou deux morceaux par album au sein du duo conduit par son frère, il a toujours été auréolé du succès originel du remarquable Death Of A Clown et aura rêvé (jusqu’en 1980) de signer un album solo pour s’émanciper du pouvoir de son aîné. Faute de documentation suffisante, on ne sait pas trop comment la collaboration entre Davies et Carpenter s’est nouée, ni ce qui relève ici, de l’un ou de l’autre. La musique de Village of The Damned ressemble à une composition de John Carpenter qui serait un peu moins cheap et plus tenue que d’autres. Est-ce parce que le film lui-même disposait d’un peu plus de moyens ou la collaboration avec Davies a-t-elle permis au réalisateur de sortir de la petite économie dans laquelle évoluaient ordinairement ses bandes-son.
Toujours est-il qu’on a droit ici à une BO particulièrement luxuriante et habillée de façon orchestrale. L’ouverture pose un climat d’inquiétude et de mystère de manière assez formidable et très minimaliste. L’enchaînement entre la première plage et le pastoral The Fair est assez exemplaire et remarquable, avant qu’on ne tombe sur le plat de résistance du disque qui est le thème des enfants qui sera repris dans des formes différentes tout au long du disque et que les compositeurs isolent dans le morceau March Of The Children. On imagine assez bien ce que la bande son doit au travail à la guitare de Dave Davies (The Fair, toujours) et combien le mélange des genres entre la production orchestrale, cet apport instrumental de Davies et le savoir-faire traditionnel au synthé de Carpenter a pu se mettre en place. La réussite est assez insolente et confère à cette bande originale un impact classique immédiat en même temps qu’une originalité qui consiste à mêler la BO cheap dite de film de genre (en gros, ce que fait d’ordinaire Carpenter) et une production hollywoodienne plus référencée.
C’est dans cette approche mixte que la BO prend toute son ampleur. Awaken/ The Funeral est un morceau d’ambient classique assez magique et le Welcome Home, Ben qui suit une vraie curiosité transgenre qui a une fausse allure de Nick Drake. La BO se tend ainsi entre les genres et copie le mouvement qui est celui du film entre produit de studio et film d’auteur. Paradoxalement, alors que livre était riche en moments de tension, c’est dans le traitement des séquences dramatiques que le duo manque de peps et peine à trouver le ton juste. Davies et Carpenter semblent avoir pris tellement de soin à installer un climat plombant qu’ils s’en extirpent difficilement. Les morceaux de bravoure sont peu nombreux et manquent parfois de relief. Le Children’s Theme a beau éclabousser les compositions de sa splendeur et de son évidence solennelle, il est un peu seul à proposer de l’animation et du drame.
Pour cette raison, la BO comme le film (ce qui est un peu plus gênant pour ce dernier) a plus des allures de cauchemar asthénique que d’un drame horrifique. On se balade de scène en scène dans un état de léthargie somnambule comme si on marchait au rythme des créatures diaboliques symbiotiques. Musicalement, cela donne une bande son vraiment trippante et qui accompagnerait admirablement une prise de drogue ou de tranquillisants. Dramatiquement, on a l’impression que Carpenter peine à secouer sa mise en place, ce qui conduira inévitablement à un four auprès du public qui s’attendait à des rebondissements et à des scènes d’action. On a à la place une belle méditation/lévitation sur la force du collectif, l’instinct grégaire, le fascisme rampant, qui n’est pas si éloignée du rendu de l’oeuvre originale de Wyndham.
Pour ces raisons qui expliquent la faillite du film en tant qu’objet hollywoodien, on peut tenir ce film de Carpenter comme une vraie réussite auteuriste, presque malgré lui, qui tutoie le génie (assez semblable) d’un The Fog ou lovecraftien de The Thing. La collaboration entre Davies et Carpenter est une vraie curiosité et laisse derrière elle l’une des bandes son les plus admirables et les plus intéressantes qu’il soit permis de trouver dans toute l’oeuvre du réalisateur. Ceux qui peinent à s’enthousiasmer pour les séquences psyché-synthétiques du maître, un peu datées et trop branchées pour eux, pourront aller s’y convaincre du talent du compositeur. Village Of The Damned, dans cette édition de luxe, est de surcroît un objet magnifique.
DISC 1 (film score) :
01. Angel Of Death / Midwich Sleeps / Daybreak
02. The Fair (Extended Version)
03. Gas Station
04. Awaken / The Funeral
05. Welcome Home, Ben (Extended Version)
06. Big Meeting/The Decision
07. The Same Dream
08. Baptism (Extended version)
09. Baby Mara
10. Children’s Theme / Dilemma
11. The Parents Arrive
12. Children’s Carol (Instrumental)
13. Loss/ Carol of The Damned
14. Carlton
15. Ben’s Death / Ultimatum
16. Burning Desire (Extended Version)
17. Last Kiss / The Bomb
18. The Brick Wall (Extended Version)
19. March of The Children (end Credits)
DISC 2 (1995 original soundtrack) :
20. March Of The Children
21. Children’s Carol
22. Angel Of Death
23. Daybreak
24. The Fair
25. The Children’s Theme
26. Ben’s Death
27. The Funeral
28. Midwich Shuffle
29. Baptism
30. Burning Desire
31. Welcome Home, Ben
32. The Brick Wall
(Film score bonus tracks ) :
33. Awaken (Film Version) 2:55
34. Baby Mara (Film Version) 4:43
35. Carlton (Film Version) 7:45
36. March Of The Children (Alternate Mix) 8:10
C’est vrai Benjamin, vous avez raison. Autant Big John est un excellent compositeur de musique de genre, autant sa collaboration avec Dave Davies donne un habillage différent, plus élégant et raffiné de ce qu’il produit en solo. La bande-son du « Village des Damnés » est beaucoup plus « bankable », plus bon chic bon genre, si je puis dire. Et c’est très bien comme cela car ce film de Carpenter appartient plus au domaine du fantastique que de l’horreur ou de la SF, genres permettant des musiques plus nerveuses ou entêtantes. Là, et le thème principal du « Village of the Damned » le démontre, il y a quelque chose d’enchanteur, d’onirique et d’ambigüe. D’ailleurs, en me remémorant l’original anglais et son remake, avec sa horde d’enfants blonds, je ne peux m’empêcher de penser à la phrase de Houellebecq qui dit, dans « La Possibilité d’une Île » : « Jeunesse, beauté, force : les critères de l’amour physique sont les mêmes que ceux du nazisme ». Je suppose que l’assertion doit magnifiquement faire écho au livre de John Wyndham.
Je sais que Carpenter se sait incompris aux États-Unis depuis toujours. À part son succès planétaire avec « Halloween » (dont il ne récoltera presque rien, financièrement), beaucoup de ses films ont été des flops au box-office… quand bien même une pelleté soient devenus cultes avec le temps, grâce au vidéoclub (« The Thing », « New York 1997 », etc.). Mais malgré sa reconnaissance mondiale et ses récompenses, il est de ces gars débrouillards aptes à composer une BO avec deux bouts de ficelle… et son génie, uniquement pour des raisons pécuniaires. C’est fou comme les contraintes l’ont poussé par la force des choses à faire éclore son génie (…ça s’est payé néanmoins sur sa santé). Il est à part égale un grand cinéaste tout autant qu’un musicien talentueux (il n’y a qu’à écouter ses 3 albums « Lost Themes »). Un artisan total.
Je pense que ce film avec Reeves a dû lui permettre de bénéficier d’un plus gros budget (de même avec sa collaboration musicale avec Ennio Moriccone pour « The Thing »). Et force est de constater que le mariage de Carpenter et Davies enfante des merveilles. Loin de là l’idée de dire que Big John seul fait moins bien seul : les thèmes solo de ces pelloches sont certes plus « lo-fi » (je préfère ce terme à « cheap »), mais ce son synthétique sale s’accorde mieux avec ces films d’horreur crados. D’ailleurs, le style Carpenter a beaucoup influencé la musique vidéoludique ou même la darkwave : je pense aux célèbres Carpenter Brut ou Kavinsky. Et que dire de la synthwave avec des producteurs tels Zombie Hyperdrive, Volkor X, Kn1ght, Gun Ship, Mega Drive, Lazerhawk… Impossible qu’ils n’aient pas grandis en regardant (et écoutant) le « Master of Horror ». Ces gars sont pétris de culture bis!
Mais il est vrai que l’arrivée d’un Kinks donne quelque chose de plus noble, gracieux… et donc inquiétant. C’est de plus en plus rare d’avoir ce type de bande-son au service d’un type de film hybride (mi-horreur, mi-conte) qu’est le fantastique. Quand j’ai réécouté les pistes du film, j’ai repensé à la bande-son de films (le terme « chefs-d’œuvres » est plus approprié) comme « Donnie Darko » de Richard Kelly ou « La Compagnie des Loups » de Neil Jordan. Dans une veine un plus synthé, on a aussi le score de « Neon Demon » de Nicolas Winding Refn, par Cliff Martinez. Les trois films ont des bandes touchant au sublime, où fascination et répulsion se voisinent. Elles sont… à tomber par terre. Et toutes ces BO ont cette dimension ensorcelante, où le merveilleux n’est jamais que la face visible de l’horreur. D’ailleurs, ce type de bande-son préexiste à Carpenter, et remonte, je pense, aux films muets gothiques puis à ceux de la Hammer, avec des thèmes expressionnistes ne se résumant pas à l’effroi, mais aussi à l’attrait du vice. Même chose avec des films italiens de Dario Argento ou Lucio Fulci, où horreur gore et poésie mortifère deviennent compatibles aussi bien à l’image que dans la musique.
Depuis le fiasco « The Ward », Carpenter s’est mis en ermitage : il compose des EP dans son coin, joue aux jeux-vidéo (il a d’ailleurs scénarisé le 3ème opus de la saga des jeux « F.E.A.R. ») et mate les matches de la NBA. J’avais lu sur Konbini en 2018 qu’il avait fait une sorte d’appel d’offre en réclamant vouloir apporter à la culture du gaming… sans succès. Ce n’est pas sans me faire de la peine. Mais bonne nouvelle : il se murmure qu’il préparerait en douce un retour en fanfare au cinéma avec un gros film (je l’ai entendu sur France Culture) : serait-ce un nouveau film d’horreur, ou son western tant désiré? Peu importe, espérons que Big John se refasse une beauté : il le mérite.