Masqué depuis la naissance pour cacher un visage disgracieux puis (après de multiples opérations) pour qu’on ne le reconnaisse pas dans la rue, Fuzati nage comme un poisson dans l’eau dans une époque où tout le monde dissimule son vrai visage et où le featuring le plus maousse (et légitime) qu’il ait jamais décroché pour porter un album du Klub des Loosers tombe bêtement pour doigtage de chatte prohibé ou autre spécialité pré-sexuelle non consentie. Même sans Roméo Elvis, qui livre sur l’impeccable et sournois Joie de Vivre un couplet en bronze massif, improvisé en studio sous haute défonce, crade et inspiré, Vanité est un grand et bel album.
On va passer très vite sur le débat stérile qui s’interroge pour savoir si cet album relève du rap ou de la pop. Là où Le Chat et Autres Histoires convoquait le groupe de scène du justicier masqué, Vanité opère à nu avec pour tout musicien Fuzati et sa trôlée de machines antiques ou plus modernes. Autant dire qu’on se situe ici à la racine même du Klub, des beats, des lignes de claviers synthétiques, parfois des pianos seuls, c’est-à-dire un accompagnement à la fois percutant, mélodique et racé qui renvoie autant à l’univers du hip-hop qu’à la culture du beatmaker nourrie au jazz, aux années 70 et à la pop. Vanité est un disque singulier, unique en son genre. La grande affaire du disque (une réussite exemplaire) est le recours sur quatre morceaux à un ensemble choral, c’est-à-dire une foutue chorale de quartier qui vient ambiancer les pièces et donner un tour inattendu (façon choeur antique) et solennel, une emphase fantastique à certains titres.
Ceci mis à part, le disque se résume à Fuzati du sol au grenier : une déferlante de punchlines et de couplets incendiaires, de visions amères et extralucides sur l’époque qui s’abattent sur l’auditeur comme des uppercuts au menton, des coups de boule en série et pénètrent jusqu’au tréfond de l’âme pour vous mettre à genoux ET vous faire mourir de rire. Fuzati rappe comme un prince aux pieds d’argile. Sa fluidité est toute relative mais il atteint, avec sa technique si particulière, à plat et sans presque aucune variation, une vitesse d’exécution qui fait des ravages. Vanité est à cet égard comme le couronnement de cette technique singulière et une splendeur d’écriture technicienne. Jamais Fuzati n’a sonné aussi juste et aussi bien mis en valeur que sur ce disque qu’il a construit et interprété de A à Z. Les textes sont partout (et quelle que soit la manière dont il les met en scène) d’une intelligibilité redoutable – chose qui le distingue du tout venant. Les mots claquent, pétillent, parfaitement mis en place dans un écrin musical, pourtant complexe, où le musicien leur réserve à chaque fois la place du roi. A aucun moment, on ne ressent la monotonie et l’effet de répétition qui vient avec l’unicité du flow tant on est saisi par le sens et la manière dont tout cela s’articule.
Vanité prend pour thème la win, la réussite, la fascination du succès et la critique des attributs qui en découlent. Fuzati choisit (à travers une obsession nouvelle pour les réseaux sociaux et le mirage/miroir qu’ils proposent) de ne pas en faire un état stable mais plutôt une extension accidentelle et usurpée de la lose et c’est ce qui fait l’extrême originalité et la vigueur de son traitement. A aucun moment, on ne croit au triomphe de la volonté ou de l’argent. Son Champion est un loser qui s’ignore, un minable qui retombera assez tôt dans la médiocrité et la bouse. La chorale entonne le sourire aux lèvres un « t’es un champion » moqueur et irrésistible. Fuzati est en furie et au sommet de son art pour réduire les ambitions humaines à une agitation idiote et grotesque. « Ca s’achète une malle Vuitton et ça voyage qu’en RER. Accroche médaille de fils de pute. Tu sais le plus fort c’est la mort. T’es superstar, t’es un champion. Une sextape avec ton garde. Beaucoup de filtres en selfie en espérant du following mais t’as une tête à t’être fait dépuceler dans les chiottes d’un bowling. »
La méchanceté est un art et Fuzati LE maître incontesté du genre. Vanité est un festival de saloperies, de mots d’esprit qui rappelle la causticité d’un Desproges devenu chansonnier et s’avère brillant de bout en bout. Réussir est une tuerie glaciale et assassine, débarrassée de toute afféterie et enluminure. « Rien ne sert d’être au sommet si tes lèvres sont gercées. » Fuzati est sec comme un coup de trique, dénué d’émotion et d’une cruauté redoutable. Le morceau est terne et sans relief, éteignant toute envie de s’enthousiasmer. Joie de Vivre opère dans un registre quasi opposé : la chanson riante et mélodique dissimule un des textes les plus sombres et affreux que le Klub ait jamais proposé. Emballé en un temps record, le contraste entre le fond et la forme désarçonne mais éblouit. Moi Je est le plus bel ego trip entendu depuis au moins 20 ans. Le texte est hilarant, splendide et marqué par un sens de la démesure absurde et surréaliste.
Vanité opère dans des registres sonores très différents. Le Monde est classique puis sublimé par un final choral chanté en anglais. D’or et d’argent est hip-hop et un peu plus dark, dépouillé et lourd, incisif et offensif. Sur Billet de Cent, Fuzati touche au sublime dans un registre plus personnel et émouvant. La chanson de rupture est franche et élégante, belle et soutenue par un piano attentif. La tristesse est contenue, mélange d’amertume et de peine réelle. Qu’un type aussi acide soit capable de tels moments de grâce est un vrai miracle.
Vanité n’est techniquement pas la suite de Vive La Vie et la Fin de l’espèce mais aurait pu faire une conclusion formidable à cette trilogie tant il exprime une vision de l’homme et de la vie cohérente et profonde. La critique sociale est omniprésente, la condition humaine totalement désespérée. Les rayons de lumière et les échappatoires sont comme barrés et condamnés à l’avance. Il ne reste qu’une course (la métaphore sportive est filée presque tout du long jusqu’à l’épatant Finisher) où des créatures affolées et affolantes se débattent tels des insectes sans véritable dessein. On pense à Kafka mais aussi à Baudelaire lorsque le poète se tient à l’écart de la foule et l’observe (Comme eux, en duo easy listening aux résonances breliennes avec Alexis Fugain). Vanité ne compte aucun titre faible (ce qui est toujours une performance sur 14 morceaux). Battre offre un petit temps de répit désolé et souriant. « Fais un concert dans la chatte à ta mère/ T’auras enfin du monde/ Le coeur est fait pour battre, pas pour aimer/ Arrêtez de vous plaindre, apprenez à l’utiliser. » Le flow est ample et assuré. Il ne faut pas négliger la portée philosophique du projet et sa dimension pédagogique. Fuzati fait partie avec Houellebecq des grands moralistes de ce début de siècle. Nouvelle vague cause écologie et sert de pont ténébreux vers un final en forme de morale de l’histoire. Qui perd gagne, au motif musical entêtant, offre une synthèse sinistre et brillante au disque qui file une dernière percée d’excellence avec un Finisher moqueur et léger comme le vent. Fuzati y rappelle une dernière fois combien nous sommes peu de choses. La mort passe et les souvenirs s’effacent. « Tu as fait ton temps. On se souviendra.. mais pas très longtemps. »
La cruauté n’est pas dénuée de beauté dans l’expression. Vanité est l’album infréquentable le plus délicieux du moment, le plus riche, le plus passionnant. Quant à être malheureux, autant le faire jusqu’au bout.
02. Réussir
03. Joie de Vivre (feat. Romeo Elvis… ou pas)
04. Moi Je
05. Le Monde
06. D’or et d’argent
07. Billet de cent
08. Courir
09. Comme eux (feat Alexis Fugain)
10. Battre
11. Nouvelle vague
12. Qui perd gagne
13. Vanité (bonus track CD)
14. Finisher