Le cercle des Morrissey disparus : England Is Mine, le film

3.8 Note de l'auteur
3.8

England is mineSorti l’an dernier en Angleterre, et en DVD pour Noël, le film England Is Mine de Mark Gill débarque dans quelques semaines en France, accompagné d’un bouche à oreille mitigé mais finalement plutôt favorable, surfant surtout sur l’aura hexagonale intacte de son sujet, le flamboyant (bien que déclinant) ex-chanteur de The Smiths, Morrissey. Car c’est évidemment ce que raconte cet England Is Mine bizarroïde : quelques années décisives dans la vie de l’une des figures majeures du rock indépendant et du rock tout court, l’instant où Morrissey devient Morrissey, c’est-à-dire ce moment suspendu, disons entre 1976 (l’apparition du punk) et 1981 (le film s’arrête au moment où il entame sa collaboration avec Johnny Marr) où Morrissey n’est pas encore véritablement le Morrissey qu’on connaît mais va s’extraire peu à peu de l’anonymat pour mettre en actes sa véritable vocation d’artiste.

Disons le tout de go : le film, s’il intéressera tous ceux qui comme nous collectionnent les rognures d’ongle du chanteur et commentent le moindre de ses faits et gestes, est un ratage total et n’apporte rien à la compréhension qu’on peut avoir de cette époque et de ce qui fait qu’un adolescent lettré de Manchester devient le porte-parole et le leader d’un groupe « générationnel » comme les Smiths. Le réalisateur, Mark Gill, n’est pas en cause. Sa mise en scène et appliquée, bien que peu imaginative, et ses précédents films le présentaient sous un jour favorable. The Voorman Problem notamment était un excellent film, dérangé et superbement mené de bout en bout. England is Mine ne bénéficie cependant d’aucun effet signature (à l’inverse de l’emblématique Control consacré à Ian Curtis qui fait office désormais de référence du genre) et se présente comme un film indépendant de facture classique : filmé à hauteur d’homme dans un format réaliste soigné et sans effets de mise en scène.

Les acteurs eux-mêmes jouent leur partition, sans qu’on y trouve grand chose à redire, encore que… . Jack Lowden (Dunkerque), qui incarne Morrissey, est très beau mais ne ressemble guère aux images qu’on avait vues du Moz à cette époque. Un peu trop costaud et fringant pour le rôle, il habite le personnage d’une manière assez lisse et qui ne trahit aucune hésitation. Lorsque Morrissey s’angoisse ou doute, son visage lisse n’en laisse quasiment rien paraître, n’affichant généralement qu’une expression gentiment « troublée », à la façon d’un saint, d’une diva en devenir ou d’un pin-up boy pour bibliothécaire en manque de sexe. Affublé d’un duffle-coat qui le fait ressembler à Paddington (l’ours), Morrissey est tout du long aussi subversif et punk qu’un pin’s de David JohansenJessica Brown Findley, qui joue la confidente et amie Linder Sterling, est quant à elle presque aussi parfaite qu’elle est propre sur elle. La relation qu’elle entretient avec le jeune Morrissey est d’emblée complètement désexualisée et si paisible qu’on ne comprend guère comment cette douce jeune fille « à pédé » s’impose ensuite comme l’une des féministes les plus subversives et talentueuses du pays.

England Is Mine

Ce qui cloche vraiment ici repose avant tout sur deux choses :

    • l’absence complète de mise en relation entre la peinture du personnage et sa future musique. La raison est purement juridique. En l’absence d’aval du chanteur et du groupe, le film est par définition privé de TOUTE référence musicale aux Smiths et à la carrière de Morrissey. C’est évidemment un handicap majeur qui a privé, sans doute, Mark Gill d’un biopic véritable et l’a amené à recentrer le projet sur une période où Morrissey, par définition, ne chante pas encore. Le boulot a été fait pour tenter de composer une bande son en phase avec le sujet et on retrouve dans le film nombre de musiques « contextuelles » que les spécialistes de Morrissey connaissent par coeur : les New York Dolls, Diana Dors, Billy Fury, Magazine et Roxy Music sont bien présents. On suppose que Bowie et les Pistols étaient trop chers pour la production mais tout ceci ne fait pas très sérieux. Lorsque Morrissey rencontre Marr, à la toute fin, on n’a même pas la joie d’entendre quelques notes de Suffer Little Children ou d’autres choses. Cette absence de musique, ou même d’une possible lecture des textes, est un handicap majeur que le scénario permet de dépasser techniquement mais qui condamne irrémédiablement l’initiative à n’être qu’une horrible variation sur le thème de….
    • un scénario linéaire qui insiste beaucoup trop sur la solitude de l’écrivain et la frustration : C’est l’autre écueil majeur du film. Morrissey est tout sauf réel. Mark Gill insiste par exemple sur son rapport au travail et à ses collègues. Morrissey y est dépeint comme une sorte d’excentrique un brin méprisant (ce qu’il était certainement) mais dans une succession de scènes si caricaturales pour qui connaît un peu la vie de bureau que l’on a l’impression d’assister à tout sauf à une reconstitution historique. Gill qui a dû croiser le goût de Morrissey pour les kitchen dramas des années 60 aurait pu avoir l’idée de donner à son film une texture néoréaliste qui aurait mieux valu que cette reconstitution environnementale pour touristes en goguette. De la même manière, ce Becoming Morrissey ou portrait du jeune homme en artiste aurait pu profiter d’un approfondissement joycien du personnage qui n’est décrit ici qu’en tant qu’écrivain (de catalogue) potentiel. Le film dégaine alors toute la batterie de clichés (là encore, en partie légitimes) sur l’artiste « inspiré » qui gratte inlassablement et inlassablement en dehors de tout contexte. Morrissey est un écrivain soit mais qu’est-ce qu’il écrit ? Sur la période, les biographes un peu sérieux savent qu’il a notamment publié deux ouvrages sur James Dean et les New York Dolls. Cette insistance sur cette posture du jeune homme à sa « table de travail » est idiote et complètement ridicule. Ce n’est pas la position qui définit le personnage mais ce qu’elle produit : des lettres enflammées, une prose maladroite et juvénile, une sève incandescente. On passe sur les moues boudeuses, les contrariétés intériorisées et les longues balades contemplatives. Le Morrissey des biographies est espiègle, rigolo, risque-tout et embarque une dimension physique (il fait des courses d’athlétisme) qui ont été évacuées pour servir une vision façon « Cercle des Poètes disparus » caricaturale et incomplète mais qui sont essentielles dans la manière dont exploseront The Smiths à la face du monde. De la même manière, le rapport charnel qu’il entretient avec la musique qu’il écoute n’est en aucune manière caractérisée, au point qu’on nous présente l’émotion ressentie au contact des New York Dolls comme s’il s’agissait de la même chose (du même rapport intellectualisé) que la lecture d’une poésie de Wilde, de Keats ou de Rimbaud. Que dire de la place de la mère ? Bâclée ici alors qu’elle constitue probablement l’une des clés de la genèse du personnage, bien au delà de son éclosion. Dernière illustration de ces ratés : le sexe bien sûr. Pour ne pas créer le scandale et c’est tout à son honneur, le cinéaste évacue toute dimension physique du personnage (on l’a dit) et donc toute ambiguïté sexuelle pour en faire un personnage vaporeux et extra-terrestre détaché du genre humain. Là encore, si Morrissey a revendiqué plus tard son côté asexué, la vérité est sans doute bien différente. Son amitié avec James Maker, évoquée dans le film, aurait pu étoffer le personnage. Occasion manquée. Une autre.

En clair, non seulement le film s’embarque d’emblée dans une tâche impossible (en réduisant son sujet des 9/10èmes) mais inflige à ce dixième restant un traitement scolaire et appliqué, loin d’être indigne et désagréable à regarder pour qui s’intéresse au sujet ou le découvre, qui n’apporte rien du tout à notre compréhension du personnage. Comment penser un seul instant que ce fantasme cinématographique puisse nous révéler quoi que ce soit sur une oeuvre aussi importante et abordée, bien mieux, par des biais infiniment plus riches et complets ?

Revoyez My Life With Morrissey ou lisez Mauvais Garçon, le roman de Willy Russell, lisez Mark Simpson et qui vous voudrez, si vous voulez apprendre quelque chose sur ce qui fait l’Art de Morrissey. Ecoutez les disques bien sûr. Ce sera toujours mieux et plus divertissant que d’aller voir England Is Mine.

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