Pour chacun, Mark Hollis raconte une histoire personnelle. La vôtre, la mienne, la nôtre.
Les années 80. Le clip carbure sur les trois chaînes TV, les nouvelles images imposent une accélération du tube cathodique, les synthés sont à l’honneur. À cette époque, trop jeune pour analyser les mouvances contemporaines, on écoute, on découvre, on apprend. Sans recul. Selon l’émotion ressentie. La new wave est la pop de notre enfance. Inutile de préciser que pour rien au monde nous n’oserions aujourd’hui reposer une oreille sur 90% des albums synthétiques sortis à ce moment-là. Sauf sur ceux de Talk Talk – dont-il nous a toujours été impératif de posséder l’intégrale.
D’un point de vue sonore, les premiers singles de Talk Talk (Today, Talk Talk, Sush a Shame) se laissent pourtant vampirisés par les années 80. Le décorum y est criard, très voyant, mais il ne parvient guère à banaliser les compositions de Mark Hollis et du surdoué producteur Tim Friese-Greene. Derrière l’avalanche de synthétiseurs (imposés par le label), les mélodies sont… belles. Voire même indémodables. Pour preuve : quelqu’un peut-il aujourd’hui réécouter Sush a Shame et ne pas y verser une larme de nostalgie ?
Deux autres points, en ces satanées 80’s, nous rapprochent de Talk Talk : le look banal, prolo, du groupe – loin des garçons coiffeurs et des pirates – ; puis, surtout, l’incroyable voix de Mark Hollis. Et Dieu quelle voix ! Sur des titres tels que Renée ou Tomorrow Started, présents sur le triomphal It’s My Life, il semble évident que le chant de Mark Hollis ne peut se contenter d’un enrobage FM. Que cette voix se rapproche bien plus d’un Leonard Cohen que de, mettons, Joe Jackson ou Robert Palmer.
Avec leur troisième album, puissant The Colour of Spring, Talk Talk semble déjà nous dire que la new wave n’était qu’un compromis afin d’y gagner une liberté artistique totale. Le piano, virtuose, remplace les machines ; l’atmosphère y est plus abstraite ; les compositions commencent à prendre le temps nécessaire afin d’exister. Et le chant de Mark Hollis domine chaque titre. Il sert de guide. Il procure l’âme du disque. Tellement présent que condamné à se dissoudre dans la forêt de Life’s What You Make It (ultime tube du groupe, avant la grande évasion).
Mark Hollis lui-même est un chanteur qui s’évapore. L’absence et le silence commencent à prendre forme. Les concerts, une torture pour le compositeur, n’ont plus lieu d’être (comme hier Brian Wilson et Andy Partridge). Hollis ne quitte dorénavant jamais ses lunettes noires. La musique devient son seul intérêt. Effacement d’une star, d’un groupe, au profit du principal : l’émotion procurée par une note, par une seule note de musique.
Cette idée de la note parfaite, d’une note qui ne dépendrait d’aucune autre, qui s’extrairait de toute structure, devient l’enjeu principal de Mark Hollis à partir de Spirit of Eden. Au moment de sa sortie, je n’avais pas trop compris l’album : jazz ? Expérimentations ? Suicide commercial ? Mais un truc me renvoyait vers lui, et me le fit ensuite écouter une bonne trentaine de fois : ces compositions n’avaient rien de pompeuses ou de présomptueuses. Au contraire, Talk Talk semblait se rapprocher d’une quête intime, d’un idéal musical. Et toujours, le chant divin de Mark Hollis nous permettait de ressentir sans pleinement comprendre. Avec le recul, je me dis que oui : il s’agit peut-être de ma propre définition de la musique.
Spirit of Eden détenait quelques années d’avance. Laughing Stock, de son côté, en 91, converse involontairement avec le présent (celui, atmosphérique, du Manteau de Pluie de Murat, de Prefab Sprout et d’It’s Immaterial). Pour mieux concevoir l’architecture sonore des quinze prochaines années. Car fin 90, à l’heure du post-rock, de Portishead, de Tarwater et de Tortoise, il parait évident que Laughing Stock s’insinue partout. Et chose rare : le dernier Talk Talk, de façon amplement justifiée, se classe parmi les plus grands disques de la décennie – voire de la musique.
Époque étrange où nous pensons entendre Laughing Stock… dans chaque sortie (de Divine Comedy à Air, de Pulp à Gastr del Sol). Preuve que cet album, comme hier ceux de Kraftwerk, avait travaillé notre inconscient. Que nous avions appris des choses grâce à Laughing Stock.
Au moment où Laughing Stock devient une référence incontournable, Mark Hollis, éloigné des louanges de ses cadets, même pas au courant du culte entourant son œuvre, revient avec un disque éponyme. Le travail d’épure atteint ici un tel sommet que l’on ne voit guère ce que Mark Hollis pourrait rajouter à cette cathédrale dont même les silences ressemblent à des partitions. À l’heure de Mezzanine, de Moon Safari et de Saturnz Return, l’album Mark Hollis, plutôt que d’incorporer les nouvelles strates DnB, jungle ou tech (comme Bowie, au même moment), préfère élaguer, soustraire. Encore un disque intemporel, et certainement la deuxième référence incontournable lorsqu’il s’agit de mentionner notre amour pour Mark Hollis. L’influence de cet album, particulièrement en France, se ressent toujours – cette année, le Soleil d’Imagho, sur lequel nous reviendrons bientôt, en porte la trace
Paradoxe pour un artiste dont le groupe se nommait Talk Talk, Mark Hollis disparaît ensuite du milieu musical. Silence. Désintégration. Mais pas oubli : on scrute chaque semaine les moindre news ou infos (inexistantes), on se surprend parfois à fantasmer un nouvel album solo, mais on sait bien que Mark Hollis, de par sa logique, bouclait le travail du compositeur. Ce 25 février 2019 corrobore malheureusement cette supposition.
La parole de Mark Hollis, très rare, rejoignait son idée de la musique : le soin accordé au silence, à l’absence d’explications. À l’oubli du groupe ou du compositeur au profit de la seule chose qui lui importait et nous submergeait face à son œuvre : offrir des papillons dans la tête de l’auditeur.
Crédit photo : Wikipedia.
Magnifique condensé de l’oeuvre d’un artiste et du groupe qui l’accompagnait. Merci infiniment de ces paroles qui, sans consoler de la perte de cet auteur, nous met du baume au coeur…