On n’aura, pour la première fois, même pas cherché (avant la 6 ou 7ème écoute) à comprendre de quoi parlait Jimmy Polioudis. Les chansons de Mazoha, le groupe « grec » du leader de Vagina Lips, sont si bonnes et efficaces qu’on peut s’affranchir complètement du fait qu’elles soient chantées en grec et qu’on y pige que dalle. Le précédent disque était excellent et celui-ci est encore meilleur. De quoi ça parle ? Qu’est-ce que ça exprime pour de vrai ? Le titre de ce nouvel album de Mazoha annonce un programme de combat : « Tuons les tous, le virus et le futur« . On ne sait pas si cela veut dire exactement cela mais l’idée nous plaît d’un disque punk, radical et rebelle, chanté dans une langue antique (le grec) et qui prendrait le parti des faibles contre les forts.
On imagine que Polioudis parle de politique mais qu’il en parle ici et partout de manière romantique à l’image d’Oria, la plage 4, qui est l’un des moments les plus forts et émouvants du disque. Chaque chanson est portée par un son de basse épatant et qui constitue (c’est la norme) l’ossature du morceau. Cette basse doublée d’une batterie synthétique et rythmique donne un côté lourd et sourd aux pièces qui rattache la musique de Mazoha à une époque incertaine, post-punk presque primitive, cold wave aussi et synth pop. L’ancrage dans les années 80 nous rend la musique de Polioudis familière comme si on était à chaque fois content de retrouver ce son, de renouer avec les fêtes qui s’organisaient autour de ces sonorités là, notre jeunesse et nos espoirs. Oria parle du fait d’atteindre ses rêves et de franchir les limites. C’est la sensation qu’on éprouve ici : l’idée d’un dépassement, d’un encouragement à aller de l’avant dans une langue cryptique mais dont la dynamique nous émeut et nous gave d’énergie.
Quel est le problème avec la mort, chante Polioudis sur Thanatos, une chanson qui évoque la mélancolie mais aussi les sacs de supermarché qui se déchirent et la perte de toute sérénité. Sur l’offensif, To Telos Mias Shesis, le narrateur raconte comment il est devenu fou et comment son être a explosé. Le disque se pose comme le récit d’un homme confronté à l’hostilité du monde et qui va peu à peu se transformer en une sorte de dingue asocial et réfugié dans le fantasme. Sur Arrenotipota, la paranoïa gronde sous le tube et le refrain qu’on entonne sans savoir ce qu’il cache. « Rien n’est négatif mais tout est suspect. » Polioudis dévoile la nature viciée de ce monde là. A l’échelle grecque, on peut sûrement dater cette dégradation globale et cet effondrement sociétal au moment où l’Europe est venu « en aide » au pays, sans savoir si ce sont ces fameuses causes économiques qui ont plongé Polioudis dans la marginalité et suscité un tel sentiment d’être à côté de la plaque. Sur Gatathlipsi, la parole de Mazoha est frontalement politique, épinglant les dirigeants et les firmes pharmaceutiques (Novartis, le groupe suisse) qui abrutissent la population. Le pays serait hanté, possédé, détourné de son chemin par des forces maléfiques.
En réponse à cette situation désespérée, Polioudis renvoie au féminin (Genos Thiliko prône la destruction de tout ce qui est masculin) et à l’amour. Il célèbre la chanteuse grecque traditionnelle Arleta et l’appelle à la rescousse sur le génial Ghenos Thiliko avant de s’imaginer tel Mike Tyson entrant sur le ring et mordant l’oreille de ses agresseurs jusqu’au sang. Sur Kapste Tin Poli, sa folie l’amène à lancer de révolutionnaires « Brûlez tout » qui constituent le refrain angoissant et étouffé du morceau. Mazoha n’a jamais tenu une parole aussi forte et puissante que sur ce disque. Le précédent était joueur. Celui-ci est grave, militant et impressionnant. Les derniers morceaux commee Ti Tha Gini sont violents, secs et punk. Mazoha ne se dissimule plus sous des atours affriolants et révèle toute sa noirceur et sa violence contenue de manière frontale. Ligi Zoi Akoma est un moment fabuleux où l’espoir semble renaître. Le morceau est épique, aventureux, héroïque. La folie est prise à bras le corps tandis que le narrateur se promet de réparer tout ce qui a été cassé. Le projet révolutionnaire et anarchiste prend corps : détruire pour regarder le bleu du ciel et retrouver le confort de la vie à deux. Anodino est animé par une sorte de romantisme naïf. « La vie est simple comme un rêve. Nous cherchons ce que nous ne pouvons jamais trouver. » On se tient au coeur de la pop, après l’épreuve, après le feu, dans l’abri de la chanson et de la musique qui consolent.
Formellement très abouti, ce disque de Mazoha procure le sentiment enivrant d’avoir entre les mains/oreilles une arme très puissante, l’équivalent d’un cocktail Molotov dont on allume la mèche et qu’on peut balancer loin devant soi pour causer du dégât. On en ressent la puissance, le danger et en même temps la signification romantique et désespérée. Le jeter ne servira à rien mais est tellement tentant. Polioudis nous offre ce moment de grâce sur un plateau. Faire la révolution en grec. Se venger et puis redémarrer. Etre seul au monde et initier un moment/mouvement populaire. C’est le sens profond de cette musique désolée et idéaliste. Pas étonnant que la chanson la plus douce et apaisée soit intitulée Mike Tyson. Vainqueur et perdant. A quoi cela tient. Cette heure de musique est la plus indispensable et utile qui soit.