La présence fantomatique et poétique de Mark Linkous illumine chaque image de ce documentaire et lui donne une aura et une magie qui n’est pas fréquente dans ce genre d’exercice biographique. La voix et l’écriture de sa collaboratrice et amie, l’artiste californienne Angela Faye Martin, ne sont pas étrangères à cette séduction et à ce mystère qui plane ici et qu’on aborde d’emblée en essayant de saisir dans quel contexte le chanteur et unique membre de Sparklehorse a mis fin à ses jours le 6 mars 2010. Cette énigme de la disparition violente et dramatique d’un Mark Linkous environné de misère et de spectres, torturé et apaisé à la fois, soutenu seulement par l’envie de trouver un chemin vers la paix et de faire encore et toujours de la musique, est évidemment insoluble. On ne saura pas. On ne saura presque rien. Le documentaire décrit la scène finale (le coup de carabine au poitrail, dans la rue presque, au sortir de la maison d’un ami). Mark Linkous reçoit « quelques mauvaises nouvelles », un SMS, un message, on ne sait pas vraiment. Ces nouvelles déterminent son geste dont on peut aussi « comprendre » les raisons quelques dizaines de minutes plus loin, parce que son ami Vic Chestnutt, l’un de ceux qui lui donnaient le courage de continuer (parce qu’en fauteuil, parce que plus affligé que lui encore), avait fait ce choix un soir de Noël, l’année précédente, d’en finir lui aussi. Parce que la situation de Mark Linkous était fragile, pas de studio, plus un rond et des perspectives relativement sombres, la dépression, la solitude, et on en passe. Pourquoi la fin ? Et ce qu’il y a eu avant.
A quelques mois maintenant de la sortie du disque sur lequel Mark Linkous travaillait à ce moment là (Bird Machine), This Is Sparklehorse revient sur l’itinéraire de cet artiste unique révélé en 1995 avec le chef-d’œuvre imprononçable Vivadixiesubmarinetransmissionplot. Linkous, on suit chronologiquement son parcours avec un remarquable montage d’images d’archives et d’interviews, avait démarré sa carrière musicale quelques années auparavant dans un groupe appelé Dancing Hoods. Il démarre en solo mais ne réussit pas à percer pendant six ou sept ans entre son départ de Dancing Hoods et la sortie de son premier album. Celui-ci est repéré par les membres de Radiohead, ce qui lui vaut une exposition à laquelle il n’était sans doute pas préparé. En tournée européenne, et presque à ses débuts, Linkous est embarqué en première partie du groupe. C’est là qu’il manque d’y passer après une overdose de médicaments. Son coeur s’arrête et ses jambes, coincées sous son poids, sont paralysées. Linkous doit subir plusieurs opérations et se déplace dans un fauteuil roulant pendant plus de six mois. Cet « accident » est un premier coup dur pour sa carrière naissante. Il retourne dans sa ferme-studio et reprend peu à peu goût à la composition. Il signe en 1998 le sublime Good Morning Spider qui impose son style fait de lo-fi, de découpages sonores et de poésie spectrale. Entre rock et pop, miniatures et effacement de soi, Sparklehorse connaît une seconde période marquée par un succès relatif. Son troisième album It’s A Wonderful Life sort en 2001 et accueille quelques invités prestigieux comme PJ Harvey ou Tom Waits. Mais Linkous ne s’en sort pas et s’enlise dans une dépression carabinée qu’il soigne en se droguant à outrance. Le disque, son troisième, est une réussite totale, fin, puissant, déchirant. C’est un disque intime et tendu qui porte à ses sommets cet art d’équilibriste dont on pourra retrouver des traces chez Grandaddy par exemple mais qui prend aussi ses racines dans une chanson presque ruraliste, blues, inspirée de Tom Waits ou de Neil Young. Le traitement de la voix, souvent enfantine, le rattache à d’autres artistes comme Daniel Johnston ou Daniel Treacy. La tension électrique et presque punk qui émerge parfois sur certaines plages confère à ces trois premiers disques une énergie et un charme uniques.
On ne reverra pas Linkous et ses démons avant 2006 et Dreamt for Light Years in the Belly of a Mountain. L’album est, en tant qu’unité, moins impressionnant que les précédents mais reste follement excitant et original avec quelques morceaux inoubliables et émouvants comme Shade And Honey et Dont Take My Sunshine Away. Linkous y déploie une écriture plus pop, et un sens mélodique qui rappelle les miniatures de Lennon pour les Beatles. Le documentaire revient pas à pas sur chacune de ses créations. Les dernières années sont chaotiques. On retrouve en interview outre Jason Lytle de Grandaddy, David Lynch avec lequel il collabore graphiquement et musicalement sur le disque qui suit, Dark Night of The Soul, qu’il co-compose avec Danger Mouse. Disque collaboratif majeur de cette époque, l’album est bloqué pendant de longs mois par EMI et ne sortira officiellement qu’après le suicide de l’artiste. Linkous ne chante que sur un titre et semble disparaître peu à peu de sa propre musique.
En 1H30, on suit le parcours de l’Américain avec passion, comme bercé par la voix caressante de la narratrice. Les images sont montées comme un titre de Linkous, grésillantes et fugitives, suggestives et pleines de tact. Les interviews sont intelligentes, dignes et emplies d’amour et de respect, entre Lynch, John Parish, la sublime Gemma Hayes, Jonathan Donahue de Mercury Rev et la contribution de son frère, qui évoque (déjà) la musique que Linkous a laissé derrière lui et qu’il mettra près de treize ans à excaver, réécouter et remonter en un nouveau disque. This Is Sparklehorse est un grand documentaire musical organisé autour d’un secret, celui de la création et de la souffrance qui vient parfois avec. C’est un documentaire économe, parfait dans sa recherche de ne pas trop en dire, et qui réussit le petit prodige d’être aussi élégant, magique et léger que celui qui l’a inspiré. La musique, en écho à Gorecki, composée autour de la narration par Jake Hiorns est aussi incroyable de justesse et de mélancolie.
Sorti en décembre 2022, on peut toujours regarder ce film en ligne en le téléchargeant pour quelques euros. A l’heure de se replonger dans l’œuvre d’un des artistes (clandestins) les plus précieux et les plus passionnants de la seconde moitié des années 90, cette exploration est plus que recommandable. Linkous est l’une des figures tragiques et individuelles les plus marquantes du rock US qui en compte quelques unes (on pense notamment à Jackson C. Frank) mais aussi le chaînon manquant entre plusieurs courants du rock indé américain, quelque part entre Nirvana, le grunge, les punks, le blues et le pop rock californien. Œuvre unique mais référencée, ses 4 ou 5 disques principaux sont tous irréprochables et constituent un corpus composé sur une grosse dizaine d’années qui porte sur elle l’Amérique et ses contradictions.
La musique de This Is Sparklehorse
Merci et bravo pour ce superbe article, à la fois riche, fin et délicat. Je me réjouis de découvrir le film.
C’est un film très émouvant oui ! Bon visionnage.