Après le grand coup porté par son précédent album UFO, beaucoup attendaient avec impatience la prochaine livraison du Suisse Thomas Furatkli alias Pyrit. Il aura fallu trois ans à Furatkli pour accoucher d’un Control qui s’avère tout aussi passionnant et original que son prédécesseur, trois ans pour redéfinir une formule qui fait une part plus grande aux sonorités digitales mais garde tout son sens des montées climatiques et des ascenseurs émotionnels.
Composé de dix titres, plutôt longs puisqu’on trouve ici une majorité de morceaux émargeant au-delà des cinq minutes dont deux séquences à 8 et 11 minutes, Control est un objet étrange qui évolue entre la dark electro, la pop et une forme de psychédélisme tardif. L’entrée en matière Control I nous plonge dans un univers dark-fi robotique et déshumanisé, mais l’album démarre vraiment avec le remarquable Take Me Out, splendide morceau d’électro-pop où Pyrit évolue dans un registre fantasmé où un morceau de Kraftwerk accueillerait Wayne Coyne des Flaming Lips au chant, la flamboyance en moins. On est frappé évidemment par le contraste entre une musique décidée et métallique, agencée avec une force et une détermination redoutables, et une voix fragile dont l’humanité s’exprime à travers la répétition désespérée du titre. « Take Me Out », implore le chanteur, sans qu’on sache s’il s’agit de se libérer ou au contraire d’être mis à mort pour accéder à une forme de soulagement. Il y a dans ce titre toute une dramaturgie qui se joue, une mini-tragédie spatiale déchirante et magnifique.
Wolgaschlepper prolonge ce sentiment d’un monde étranger et lointain mais aussi d’une intimité bousculée par son rapport à la machine-intrus. Pyrit est un voyageur du temps. Ses morceaux sonnent comme des bandes originales de films, tandis que l’homme est chassé par le robot. L’artiste est plus attentif au drame qu’à la poésie, concentrant son attention sur la manière dont l’humanité est contaminée. Ce parti pris est palpable sur Monody, une séquence presque surjouée où, contre les apparences, la plainte humaine (trop humaine) l’emporte sur les crépitements électroniques. Bizarrement, au fur et à mesure que se renforce l’orchestre synthétique, c’est la voix qui surnage et occupe tout l’espace, donnant l’impression que l’humain, même s’il est relégué à l’arrière-plan, a incorporé le robot à sa propre substance. Tout ceci peut paraître un peu théorique mais la lisibilité musicale de Control n’est jamais menacée par le dispositif. Another Story est une belle chanson à l’ancienne, soul et trip-hopée, elle conjugue le charme de l’ancien et l’attrait de la modernité, comme on dit dans les annonces. Les titres qui suivent sont caractérisés par l’ampleur de leur mouvement opératique, l’emphase donnée à un chant très théâtralisé suit des progressions musicales finalement assez attendues. C’est le cas sur le très beau I Don’t qui renvoie à nouveau aux travaux expérimentaux des Flaming Lips. Spit It Out est moins réussi et ressemble à un titre perdu d’Archive. La proximité entre ce groupe chouchou des français à la production inégale, et Pyrit n’est pas inopérante, tant les deux groupes partagent ce souci de confronter l’émotion humaine à un frisson technologique. Ce rapport direct entre la fibre et la corde reste ici tout à fascinant (They Are), même si sa répétition peut amener parfois l’auditeur à être expulsé du dispositif et à en mesurer l’artificialité. L’intelligence artificielle n’existe pas à ce stade et c’est bien l’homme qui se fait peur tout seul. C’est lui qui maîtrise la machine et qui, dans le jeu, s’amuse à renverser la table.
Le seul reproche qui peut être fait à Pyrit découle de cette constatation. Contrairement à ce qu’on veut nous faire croire, la technologie apparaît ici plus illustrative que dominatrice. Elle n’est jamais en position de s’émanciper et est presque toujours trop sage pour qu’on équilibre des pouvoirs s’installe. Control II ressemble à un canal plutôt qu’à un torrent de montagne. Tout y est droit et tenu en laisse. Le lumineux Styx a fait disparaître l’homme mais n’en est pas moins organisé et structuré par sa raison et son cartésianisme. Ces deux-là sont-ils l’apanage de l’homme ou de la machine ? Qui, des deux, est le robot véritable ? Styx déploie ses 11 minutes comme l’aube envahit le ciel. Pyrit semble avancer l’idée selon laquelle tout ne serait finalement que lumière : la chair, les beats, pixels, juste réduits à des particules élémentaires. Ce Styx est une forme de reboot somptueux où l’on débouche et renaît à la fois.
Control est un album formaliste remarquable, un album qui interroge plus qu’il ne divertit finalement, un album qui plane au-dessus de la mêlée. On pense au space rock des années 70 qui était souvent dépassé par ses ambitions. Cette musique est-elle un mirage, une projection futuriste ou juste un trompe l’œil peint à la surface des choses ? C’est en tout cas un tableau passionnant pour l’oreille et l’œil où il y a tant à lire. On reprendrait bien un peu de William Gibson avec le café.