On avait rarement mis en scène la fin d’un groupe avec une telle emphase, une telle obsession et une telle détermination, si bien qu’on peut légitimement se demander si cela est bien nécessaire et tout à fait justifié. La carrière de Mendelson, du point de vue critique, est celle d’un groupe qui aura livré sur 25 ans, une très belle série de disques, depuis des débuts impeccables sur le label Lithium, jusqu’au curieux, Sciences Politiques de 2017 (qu’on a pas particulièrement apprécié), en passant sur ce qui restera le sommet « historique » de l’œuvre, le Personne ne le fera pour nous, album n°4 et qu’on réécoute régulièrement depuis sa sortie en 2007. Groupe et collectif organisé autour de son chanteur Pascal Bouaziz, à la place de plus en plus imposante au fil du temps, Mendelson est longtemps apparu comme une cellule active, abritant des musiciens sublimes, des compositeurs fraternels dont la figure centrale (remerciée ici ) est peut-être celle du compagnon de route des premiers temps Olivier Féjoz, mais à laquelle on associera tout aussi étroitement Pierre-Yves Louis ou Jean-Michel Pirès.
Bouaziz a décidé en 2021 de débrancher la créature et de mettre en scène cette cessation d’activité sur tout un album. Celle-ci constitue le fil rouge d’un disque qui, pour cette raison (la mort du groupe) est plombé tout du long par un ton mélodramatique et morbide que d’aucuns considéreront comme une affectation superflue. Un groupe est-il si important qu’on doive lui construire un tel mausolée ? Est-ce au chanteur compositeur de se prendre à ce point et à ce niveau-là comme sujet ? N’est-ce pas pure prétention de croire qu’on pourra emmener tout son monde sur cette seule commande ? N’est-ce pas nombriliste ? Tout ceci n’est-il pas dérisoire ?
L’entreprise est critiquable et la déclinaison en 5 plages longue durée du sujet ne se fait pas toujours avec une grande subtilité. Le Dernier album contient un morceau qui s’appelle le dernier disque (au texte assez pauvre) et un autre qui s’appelle la dernière chanson qui est un long remerciement, inédit dans le genre, particulièrement émouvant adressé par le groupe à lui-même. La plage 4 se nomme l’Héritage. On peut penser que c’est un peu too much et que le traitement que donne Bouaziz de cette interruption n’est pas particulièrement novateur. On a en tête des traitements tout aussi mensongers (Bouaziz continuera évidemment la musique sous son propre nom ou sous un autre alias), comme le Disappointed de Morrissey ( « This is the last song I will ever sing/ No I’ve changed my mind again/GOODNIGHT AND THANK YOU« ) qui sonnaient tout aussi authentiques et moins précieux.
Cet adieu aux armes s’accompagne de compositions solennelles, emplies d’hésitations jazzy et d’étirements expérimentaux qui bonifient la fragilité de l’intention initiale. L’ouverture est superbe, digne et parvient à conjurer l’intérêt relatif du texte. L’album accueille surtout en plage 2, un morceau baptisé Algérie qui en impose par sa tenue et la puissance évocatrice de son spoken word. Le son de basse est lourd, étouffant, les percussions appuyées avec un acharnement quasi malsain, dessinant un ensemble plein de dignité et qui s’élève progressivement en une superbe oraison funèbre. Bouaziz évoque ses racines mais, avec une maestria remarquable, surtout l’effacement progressif de celles-ci. L’effacement de l’origine algérienne est parallélisée avec l’effacement, voire l’éradication, de ce qui faisait le caractère et l’identité du pays lui-même. Cette chute de l’origine est mise en musique de manière fantastique, autour de la disparition/affirmation de la judéité résistante, comme si (de manière quasi magique) la fin de Mendelson enclenchait (ou faisait écho) à un bouleversement beaucoup plus global et tonitruant : culturel, social et politique. Que ce titre incroyable soit placé ici, au centre du jeu, est un miracle qui aspire tout le disque entier et l’engloutit, le dépasse et rend tout ce qui suit dérisoire. Mendelson déborde tout ce qu’a fait Diabologum et aspire toutes ses propres tentatives, passées et futures, de sonner politique ou engagé, au risque de réassigner à toute l’oeuvre du groupe ce « sens nouveau » et spectaculaire qui consistait à enterrer un pays-monde entier. Algérie est un mirage, une cérémonie lugubre et tragique dont on ne peut trouver de correspondances ailleurs, peut-être, qu’au coeur du Tilt de Scott Walker ou, plus loin encore, dans les évocations funéraires de Joy Division.
Qu’est-ce qui reste après ça ? Qu’est-ce qu’il est possible de dire ? Pas grand-chose justement. « Je ne sais plus quoi dire/ que je n’ai déjà dit/ Le monde était sourd/ Ou bien abruti. », enchaîne Bouaziz comme s’il était possible de rallumer la flamme. Les chanteurs fonctionne bien et tente de renouer le lien. C’est beau et chanté comme du Miossec, à l’énergie et au désespoir plein d’espérance. Mine de rien, ce n’est pas une petite réussite que de pousser un tel titre après un morceau aussi dominateur. Les Chanteurs est léger et solaire, délicat et précis comme l’eau. Les arrangements sont économes et parfaitement contenus. La simplicité et le dépouillement vont bien au groupe. L’héritage est plus classique, plus rock français dans ses ébrouements de guitares et d’électricité. On ne peut s’empêcher de trouver le texte un peu affecté et complaisant mais le mouvement d’ensemble l’emporte sur ces réserves pour proposer une chanson digne, hypnotique et finalement émouvante. L’effondrement se joue à l’ancienne, électrique et violent, chargé de colère rentrée et de regrets. Il y a évidemment une beauté cruelle à « se terminer » comme on avait commencé, en utilisant les sons et le côté rentre-dedans du début, en s’appuyant sur les influences anglo-saxonnes et les envies d’une sorte de variété française qui joue d’égale à égale avec ce que livraient alors l’Angleterre et l’Amérique. On aurait aimé aussi que Bouaziz fasse ce bilan là, du rock français et de ce qui avait marché ou échoué dans cette entreprise de mise en concurrence démarrée au milieu des années 90 au lieu de tout ramener à lui et à l’intime. Est-ce que l’échec est là ? Est-ce qu’il n’y avait pas à repasser son doigt dans la trace du rapport de la musique aux mots, de la langue à la langue, du rock au rock ?
Que dire de la Dernière Chanson ? C’est un spoken word magnifique, honnête et splendide dans l’intention (dire merci) et l’émotion. Bouaziz raconte son aventure une dernière fois, pour la graver dans le disque et dans l’histoire à la fois. N’est-ce pas un échec artistique que de devoir raconter l’aventure de son groupe de cette façon, à plat et sur une telle structure musicale ? L’oreille suit le mouvement et le coeur se laisse prendre mais il n’est pas certain que le rock y gagne, ni même que ce qu’on en retire soit très différent de l’effet produit par la Place des Grands Hommes de… Patrick Bruel. AU BOUT DU BOUT, il n’est pas certain qu’on ait envie de redérouler la narration après deux ou trois fois. La vérité de Mendelson, sa trace ne seront vraisemblablement pas là, pas à capturer sous cette forme mais plutôt à aller re-saisir dans les albums d’avant, dans les élans et les musiques.
Le dernier album est beau, imposant et peut tirer quelques larmes, mais il passera avec le temps et échouera dans sa tentative de « raconter le groupe par lui-même » car ce récit-là est impossible et ne peut être donné que par d’autres, critiques ou auditeurs. L’Histoire de Mendelson se jouera sur un autre territoire et dans l’après. Elle sera peuplée de chansons dans lesquelles on verrait bien l’Algérie et les Chanteurs, mais pas celles-ci nécessairement. Ces chansons seront accompagnées d’autres chansons et d’autres pièces, d’autres mélodies et d’autres refrains. Les chansons elles seules suffisent bien à dire à quel point l’aventure a été belle et généreuse. Elles parlent souvent d’elles-mêmes sans qu’il soit nécessaire d’en rajouter.
En cela, le Dernier album trouve sa limite dans son projet-même, mais c’est un bel échec.