A ce rythme là, il viendra forcément un moment où on écoutera plus de musique instrumentale que de musique chantée. Il paraît que c’est un symptôme de l’âge : les voix usent et fatiguent, les voix se ressemblent toutes pour qui en a trop entendues. Mais ce lent glissement ne doit pas occulter ce qui se trame : l’essor remarquable des musiques instrumentales contemporaines, électroniques et « classiques », minimalistes et expérimentales qui peut à peu viennent rogner le territoire d’émotion jadis balisé par la musique pop. Le rock reflue côté ouest, rogné par le hip-hop et le RnB. La pop souffre sur l’Est face à l’électro et aux musiques atmosphériques. Ola Kvernberg, venu du jazz et des musiques de film, en est l’un des nombreux symptômes : son Steamdome II est un disque efficace et une petite tuerie, muette, explosive et digitale, un album d’electronica remarquable de vivacité et d’inventivité mais quelque peu écartelé entre les genres et tourné vers sa propre musicalité pour nous emballer complètement.
Cela commence très fort avec un Arpy de près de 10 minutes placé à l’entame qui s’appuie sur une construction en crescendo pleine de suspense et d’intelligence, mais aussi de lointains échos kraftwerkiens et une ressemblance subliminale (sur certains motifs) au Computer Love iconique des Allemands. La progression est ample, limpide et enivrante, perturbée à chaque étape par des boucles dérivatives qui menacent d’attirer le morceau dans le vide avant de le laisser reprendre son cours. Ola Kvernberg est un violoniste norvégien qui est venu sur le tard aux musiques électroniques. Son précédent projet Steamdome (I donc) est sorti en 2017 et lui a valu une reconnaissance critique instantanée qui n’est pas imméritée. Steamdome II confirme l’impression laissée par le premier disque d’un artiste qui sait où il va et creuse un sillon habile et personnel entre musique électronique et musique classique. Son violon vient en solitaire conclure Arpy et souligner à nouveau les motifs du titre. C’est un piano féérique et Glassien qui ouvre The Vault puis lancer un étonnant Get Down, sorte de tube dansant écho au Get Up bien connu et qui vient introduire le thème du disque : une exploration du club comme épicentre terrestre…
Get Down est en soi une curiosité, un brin répétitive et exotique, incorporant des thèmes quasi psychédéliques venus des années 70, des accents world et des débrayages rythmiques tribaux. On pense ici à Fela Kuti pour le côté afrobeat, sans que cela s’éloigne tout à fait du jazz et de la broderie électroniquement assistée. Le morceau ne passionne pas jusqu’au bout et c’est un peu dommage. On pourra du reste faire ce reproche au disque que d’hésiter quelque peu entre musique d’ambiance, musique de film, jazz et album de vraie électro. On se situe souvent dans un « quelque part entre les deux » qui est à la fois passionnant et déconcertant mais qui peut nuire à l’empreinte émotionnelle du tout. Carbonado agit comme une thérapie musicale. L’auteur nous retient en otage, nous installe dans un fauteuil et nous ligote en nous forçant à voyager avec lui. La musique laisse finalement assez peu de place à l’auditeur pour divaguer et inventer son propre récit. Le violon hispanisant enferme et est presque trop dirigiste à notre goût. Hypogean est plus ouvert qu’il en a l’air et ouvre sur une séquence uptempo où la rythmique s’emballe de cuivres étonnants. La musique de Kvernberg n’est pas de tout repos et provoque une excitation dont la nature nous échappe parfois. S’agit-il de reproduire l’agitation d’un dance-floor ou de mesurer notre taux d’alcoolémie ou de sucre dans le sang ? Parle-t-on une langue urbaine ou campagnarde ? Il y a dans cet album le dessin d’un univers fuyant et qui, au fil des plages, prend des accents jazz plus prononcés. C’est le cas sur un Devil Worm à la structure finalement assez plate et qui s’allonge pour tutoyer le quart d’heure. On est un peu déçu à ce stade par l’absence de rebondissement même si le mélange d’électro, de basse et de guitare rythmique fonctionne parfaitement. Faut-il se décentrer ou se droguer pour aborder ce Steamdome II dans les meilleures conditions ? On ne l’exclut pas. La technique prend de la place et étouffe quelque peu les transitions. Avec ces accents à la Orbital, Diamondiferous offre une conclusion plutôt intéressante à un ensemble qui paie peut-être le manque de chaleur de sa production.
La lisibilité instrumentale prive l’auditeur d’espaces de liberté qui sont souvent salutaires pour faire fonctionner ces albums instrumentaux. Ici, l’impression d’être pris en main reste forte et nuit à l’évaporation onirique qui aurait pu rendre le voyage encore plus évocateur. Steamdome II n’en reste pas moins un bon disque mais, dans le genre, il y a mieux. C’est un fait.