Il n’est pas facile de juger de la musique d’un vieil ami avec lequel on a usé nos fonds de culotte et appris à lire, écrire et compter et que l’on connaît donc désormais depuis 44 ans (et quand on connait mon amour pour l’album Reading, Writing, and Arithmetic du groupe anglais The Sundays, ce point d’histoire personnelle ne manque pas de piquant). La tentation de se sentir irrémédiablement par trop partial fut donc forte et celle de renoncer à écrire cette chronique traversa mon esprit à plusieurs reprises. Mais était-il possible de laisser filer l’occasion de s’exprimer au sujet d’un album dont le caractère aussi anachronique que subtilement en phase avec notre époque apparaissait comme une évidence teintée d’une vive curiosité ?
Au moment de faire les comptes, à la dichotomie d’un siècle de vie passée, l’artiste français Olivier Rocabois (puisque c’est bien de ce breton vannetais exilé en région parisienne dont il s’agit) a choisi la métaphore de l’après-midi pour donner sens à son travail, à travers un premier véritable album sous son nom.
The Afternoon of our Lives est un véritable morceau de bravoure, dont les onze titres constituent une magnifique ode à la Pop dans sa forme la plus primitive, la plus pure et la plus belle qu’il soit. Il est remarquable que cette image de l’après-midi, en signifiant ce qui advient après que l’aurore ait achevé la possible naïveté de ce qui débute ou se montre pour la première fois, désigne la manière dont on peut se disposer à l’activité des plaisirs plus matures lorsque la sagesse pointe enfin le bout de son nez. Nous connaissions Debussy, qui, dans son extraordinaire Prélude à l’Après-midi d’un faune cherchait la mise en forme musicale la plus parfaite du poème de Mallarmé ; il s’agissait de suivre la mue de l’Egipan quittant la frénésie des désirs de jeunesse pour atteindre à son désir véritable, le corps en osmose avec son esprit apaisé et réconcilié au sein d’une nature enfin saisie sous sa forme holistique.
Quel est donc ce vitrail par lequel Olivier regarde le monde avec ce petit sourire en coin qu’on lui devine ? Certainement pas celui d’une foi religieuse, mais d’une toute autre révélation assurément. Olivier nous conte l’amour et la joie les plus simples dans l’évidence des rayons du soleil de midi (Stained Glass Lena). Il est à croire, si l’on veut jouer avec la langue anglaise, que la fameuse Léna dont il s’agit dans ce premier titre a sûrement quelques clins d’œil tout à fait complices à adresser à la Lucy des Beatles (à travers le caractère kaléidoscopique du vitrail ou le psychédélisme de lunettes quelque peu entachées) et cela quelle que soit l’interprétation que l’on veuille bien accorder au titre Lucy in the Sky with Diamonds. Plénitude diurne certes, mais pas sans rêveries naturelles ou psychotropiques.
La révolution de la terre fait-elle suffisamment tourner nos têtes ? Les paradis artificiels n’étant plus une possibilité pour l’aider à décoller, le jeu implacable de la mathématique céleste a mis l’enfant Rocabois et sa bizarrerie initiale en échec et l’a définitivement contraint à trouver dans la musique et la magie de la 7ème Majeure son seul terrain de jeu possible. Dans 45 Trips around the Sun, selon moi le morceau le plus réussi de l’album, la magnifique entrée en scène d’un piano ravélien, les orchestrations magistrales, la flute céleste et les traits de cordes d’une efficacité redoutable nous donnent envie de chanter avec Olivier ; on se surprend à fredonner les onomatopées et à se lâcher totalement dans une coda improbable aux accents d’un Dylan période Blonde on Blonde et à l’enthousiasme collectif digne de la fin du You can’t always get what you want de nos amis stoniens.
Les incantations du vannetais dans The Coming of Spring en appellent à la splendeur du printemps, la saison du renouveau de la vie, du bourgeonnement flamboyant, peut-être même la saison où, sous ses aspects les plus calmes, sourdent avec le plus de force les contrastes du chaud et du froid, de l’humide et du sec, de venteux et de la discrète brise. Pas étonnant alors d’y retrouver parfois des arrangements rappelant la pop seventies d’un William Sheller période Nicolas.
Olivier n’a plus envie d’être le héros (même pour un jour) d’un James Bond où la vie se dédouble depuis la peine et la dépression jusqu’à la résurrection par l’action : souvenons-nous de la tentative de haïku par le héros incarné par Sean Connery dans You Only Live Twice, dans le pur style du poète Matsuo Bashō :
On ne vit que deux fois :
Une fois quand on naît
Et une fois quand on regarde la mort en face
Nulle folie des grandeurs pour le breton qui, dans You Only Live Thrice, fustigeant au passage l’hubris ridicule d’un Elon Musk (quitte à « lécher des culs », autant que ce soit de véritables actes sexuels entre humains consentants plutôt que de l’hypocrisie sociale et de la démagogie technoïde), se contente d’indiquer les trois voies humbles auxquelles il aspire : le métier de musicien à plein temps, celui d’une sorte de cantonnier de nos espaces publics et celui du « Padre » prêt à partager des aventures rocambolesques avec ses fistons comme un Jules Verne des temps modernes.
Le thème du voyage (parfois d’un voyage sur place, simplement envisagé, onirique) est filé tout le long de cet album. Le bon chemin, le voyage idéal n’est ni trop rapide ni trop lent et extirpe l’artiste d’une torpeur et de la souffrance que ses errements créatifs peuvent produire sur les êtres chers qui peuplent sa vie : All Is Well When I Go My Merry Way porte les stigmates de cette longue quête artistique et de cette reconnaissance tardive, à la fois joyeuse, libératrice et pourtant toujours angoissante.
Hommage appuyé à la figure de Paul McCartney, des studios d’Hampstead à la demeure de St John’s Wood, le paradis terrestre est peut-être là dans toutes ces couleurs chatoyantes pour le jeune gamin breton qui rêvait, alors marmot, de Londres et de sa magie. On ne peut évidemment passer sous silence l’influence direct de l’écriture du saint Paul, mais Olivier fait aussi voir à quel point il a pu écouter et digérer parfaitement les créations de ses épigones, de Divine Comedy à Pulp en passant par Suède.
Peut-être que la musique d’Olivier Rocabois est une peinture avec des notes qui jouent le rôle des couleurs, et qu’il cherche avec ses oreilles ce que le peintre cherche avec ses yeux lorsqu’il pose son regard sur le monde pour y voir ce que chacun voit sans avoir la possibilité de le fixer hors de la fugacité des images. Cette évanescence est tellement bien portée dans ce morceau phare intitulé Prologue / Trippin’ on Memory Lane où la voix du chanteur, toujours en péril dans des aigus au bord de la rupture, tout en facéties et falsetto, possède quelques accents qui rappellent le tragique de l’existence comme une ombre portée sur la beauté du monde. D’où ce fabuleux finish à partir de la minute 5.45 où le piano vient marteler la mélodie dans une figure en ostinato avec la mise en place progressive d’un psychédélisme orné de cithare digne de Brian Jones et d’un piano en accords se « désagrégeant » en quasi arpèges brisés, dans une écriture générale rappelant le chef d’œuvre Moonlight Mile des Rolling Stones, si cher à Olivier.
Qui n’a jamais entendu rire Olivier à gorge déployée ne peut tout à fait saisir en quoi l’artiste cultive exactement ce qui fait l’essence profonde de la pop musique : embrasser dans un même geste, simplicité et complexité, joie et tragédie, rires et pleurs, nonchalance et dandysme, sérieux et déconnade ! L’ironie est subtilement amenée dans le morceau Merrymakers par le ton solennel de l’orgue et des chœurs quasi religieux (et d’une tradition Gospel esquissée mais uniquement dans son côté sombre) pour, en réalité, invoquer à quel point le chanteur vannetais restera à jamais de la trempe des joyeux lurons prenant la vie au sérieux qu’à la seule et unique condition de ne la prendre que par sa moitié.
Figures des astres, du soleil bien sûr mais aussi de la lune comme cet entre-deux à mi-chemin toujours et encore de la liberté joyeuse et d’une certaine tristesse résurgente : Over The Moon, second sommet de l’album est une ballade délicieuse à la mélodie enchanteresse qui nous narre le besoin protecteur et cajoleur de l’âme et du cœur d’Olivier, ce dernier quelque peu perdu sur le satellite lunaire, tel un Pierrot qui, la larme à l’œil, sait sa relative impuissance avec une franche lucidité :
Let me be the one
Who really cares about us all
I’m over the Moon
Thinking up tunes / while singing this tune
With a sad smile upon my face
Alors, au final, quoi de plus propice que d’achever l’album avec un instrumental sobrement intitulé Lifetime Achievement Award Speech (« Discours de remise de prix pour l’ensemble de son œuvre ») ? Comment ne pas finir en musique, comme une prière invoquant une ligne de basse à la Gainsbourg façon Melody Nelson et des arpèges de guitare à la Keren Ann ?
« La Pop, toujours la Pop, rien que la Pop », jure le plus anglais des bretons devant le jury des auditeurs.
À la croisée des chemins, à califourchon entre les années d’insouciance de la fin du siècle dernier (pour les enfants issus de la middle-class européenne) et l’accélération déroutante de la vie d’adulte traversée par les angoisses de ce début de siècle, quel autre cadeau pouvait nous apporter cet amoureux de cette musique moderne (née essentiellement en Angleterre entre 1965 et 1972), que cet opus parfaitement maîtrisé puisqu’à la fois hors du temps et tellement inscrit dans notre présent ?
Fasse donc que ce joyeux luron continue de nous adresser des signaux musicaux depuis la lune pour que nous profitions de la vie au soleil !
02. 45 Trips around the Sun
03. The Coming of Spring
04. You Only Live Thrice
05. All Is Well When I Go My Merry Way
06. From Hampstead Heath to Saint John’s Wood
07. Prologue / Trippin’on Memory Lane
08. Merrymakers
09. All the Suns
10. Over the Moon
11. Lifetime Achievement Award Speech