On est toujours en retard d’un train ou d’un bateau lorsqu’il s’agit d’évoquer les disques du Projet Marina. Cette fois-ci, avec l’Ivresse, on est un peu moins loin de la sortie que la dernière fois, où il avait fallu une saison pour qu’on rende justice à leur précédent disque, Loire. Il est probable qu’on saluera le prochain le jour de la sortie mais on va déjà dire tout le bien qu’on pense de celui-ci, magnifique voyage poétique et rimbaldien, entre chanson et électronique de luxe. Ces douze morceaux sortent en numérique ou, comme la fois précédente, en quelques exemplaires K7.
Peu importe le flacon… comme on dit… tant qu’il y a… Le duo nantais s’impose ici dans un registre moins contemplatif et fuyant que sur le précédent disque. La formule sonne plus compacte, plus serrée sur ses compositions et surtout plus engagée dans un accompagnement électro efficace et métallique que vient animer (au sens littéral) une voix très rock français des années 80, pleine de poésie et d’inspiration. On entre dans le disque en pensant à de glorieux anciens comme Jérôme Minière ou plus certainement Jean Bart sur un D’un Bord à l’autre, chanté slamé avec beaucoup de mélancolie et de souplesse. L’instrumentation est minimaliste et les voix montées dans un chœur/duo qui suggère le ping-pong (bord à l’autre) des problèmes et des solutions qui se renvoient la balle. Le morceau se termine sur une curieuse séquence instrumentale afro-post-punk, arythmique assez fascinante qui nous balance en territoire inconnu. Le morceau qui suit, Les Champs d’asphodèle, est l’un de nos préférés. Là encore, une voix assez caractéristique de la pop poétique française des années 80-90 semble servir, en une strophe ou deux, de tremplin à un développement électronique passionnant et qui constitue le coeur battant du morceau. L’album articule à la perfection ces voix étranges et étrangères et cette programmation qui rappelle les morceaux séquences déviantes de l’Antipop Consortium. La référence nous amène de fait à nous interroger sur ce à quoi on a affaire puisque Projet Marina n’a absolument rien à voir avec le hip-hop new-yorkais, si ce n’est cette capacité à heurter/confronter la langue poétique en français à une pépinière de sons nouveaux, innovants et qu’on avait rarement croisés sur nos terres.
On retrouve ce rapport qui n’est pas si dual que ça sur le beau Sommeil Chimique, chanson narcoleptique où la perte de repères est orchestrée par un haut niveau d’expérimentation sonique. Les sons caquètent, cahotent et se marchent les uns sur les autres, au point qu’on en a la tête qui tourne. L’Ivresse porte bien son nom puisque l’entreprise semble faire le récit permanent et répété d’une perte de repères. La désorientation est tantôt érotique et quasi orientalisée (Fonds Moi, pas notre préférée), tantôt industrielle et spirite sur le glaçant Quand l’eau sera décantée. On se demande parfois si le chant est prononcé par un être humain ou s’il s’agit d’une hallucination auditive qui, d’elle-même et afin d’ordonner une langue qu’elle ne comprendrait pas, transformerait le bruit en mot. Projet Marina arpente avec bonheur et en créant des effets de surprise et de suspense magnifiques et absolument haletants, un territoire qu’on suppose onirique et où l’on croise des tribus soniques dub, cold, rap aux étendards très différents. Kaet est sublime d’audace, génialement maladroit dans son exposé. On pense à une version radicalisée de Gelatine Turner, mais avec des accents post-rock ou gothiques plus appuyés, une culture rock du dépassement et de l’aplat électrique qui est aussi originale que fascinante.
L’ensemble est envoûtant, vertigineux et incite à la plus grande curiosité. Difficile de résister à un Stafe qui fait autant penser à Aphex Twin qu’à Rabih Abou Khalil. L’ivresse procurée par le disque du Projet Marina a le parfum de l’encens, le caractère enivrant des drogues pâtes de fruits qu’on s’enfilait avec le thé au XIXème siècle, assis sur un tapis (volant) d’orient. Le bruit et la fureur a de faux airs de rock progressif américain ou anglais comme si le duo avait fauché la guitare à ailes et à vapeur du génial Steve Peregrin Took, le compère de Marc Bolan. La sensation d’Ivresse n’a pas besoin d’être soulignée par un dernier titre finalement presque redondant avec le propos.
L’Ivresse est peut-être bien l’album le plus curieux, réussi et ambitieux de cette première moitié d’année française. C’est un disque qui permettra aux amateurs de chanson française de s’aventurer dans des espaces jusqu’ici inexplorés. « Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ? Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau ! « , comme disait l’autre il faut choisir ou pas. Entre Rimbaud et Baudelaire, on ne sait pas qui a les droits de cette affaire là mais l’Ivresse vous monte aux joues, à la tête et au coeur comme un rien.