Cela faisait quelques années qu’on avait pas salué le travail du Canadien Owen Pallett. Le dernier billet qu’on lui avait consacré à l’occasion de la sortie de son album Island, renvoyait à son prestigieux pedigree de « membre caché » d’Arcade Fire et d’arrangeur des stars.
S’il n’y a pas eu depuis (à notre connaissance) d’autre album en solo pour le jeune homme (44 ans), Pallett n’en a pas pour autant arrêté de travailler et de faire preuve de tous les dons. Après un premier travail sur Spaceship Earth (2020) et un autre sur Her (2021), c’est en qualité de compositeur de musique de film qu’on le retrouve pour servir la magnifique rentrée de notre chouchou Nicolas Cage intitulée Dream Scenario.
Il va de soi qu’on n’aurait sans doute pas prêté attention à cette BO si l’inénarrable Nicolas Cage ne sublimait cette petite fable ultra-contemporaine réalisée par le Norvégien Kristoffer Borgli. Kristoffer qui ? Le réalisateur avait signé notamment un intéressant Sick of Myself l’an dernier, mettant en scène une jeune femme embringuée dans les mensonges provoqués par un syndrome de Münchhausen des plus classiques. Borgli y pétillait déjà dans un environnement coloré et en apparence banal, en offrant une belle comédie nourrie à la réalité la plus proche de nous, mais avec des résonances universelles (le besoin d’amour) qui en faisaient tout l’intérêt. Dream Scenario prolonge cet environnement banal qu’un petit détail singulier vient déranger. Ici, un professeur sans grand relief incarné génialement (et « ‘in petto », ce qui est suffisamment rare pour être souligné) par Nicolas Cage se met à apparaître dans les rêves… de la population. Cette notoriété onirique a très vite des incidences sur sa vie de tous les jours, ce qui permet à Borgli de nous proposer une réflexion plutôt astucieuse et assez profonde sur l’image sociale et bien sûr le miroir déformé proposé par les reflets médiatiques ou tirés des réseaux sociaux. Le personnage de Cage est à la fois réel, fragmenté et multi-diffracté, jusqu’à ce que cela vire au tragique dans une seconde partie aussi stupéfiante qu’inattendue. On peut évidemment profiter de son image publique (ici accidentellement ou de manière magique) mais aussi en pâtir (de manière tout aussi incompréhensible) : c’est l’une des morales du film.
Dream Scenario est un grand film porté par un très grand acteur et cela joue sans doute sur la réception de la BO composée par un Owen Pallett qui réussit à accomplir le même prodige musical que celui de Borgli avec l’image, c’est-à-dire transformer une BO en apparence anodine et finalement « de simple accompagnement » en une belle pièce sensible, intelligente et contemporaine. La BO est composée de 14 plages qui s’étalent sur… 23 minutes, autant un presque rien du tout immense et d’une élégance remarquable. Cela s’explique en partie parce qu’il y a aussi quelques musiques et chansons qui parsèment les scènes : Vivaldi, les Talking Heads entre autres. La composition est portée principalement par un piano moteur, économe. Le caractère fabulatoire du récit est annoncé d’emblée par un primesautier Nature! et un délicat It’s Embarrassing qui définissent le mariage fin d’une « certaine idée du merveilleux » (omniprésente par la suite) et d’une approche modeste comme aucune. A Cool Dad, à l’image de Nicolas Cage, présenté sans apprêt, barbu poivre et sel et mal fagoté (un prof quoi !), aurait pu illustrer un film de Woody Allen, période new-yorkaise, léger, jazzy et badin jusqu’aux orteils. Pour l’auditeur, le piano est fluide comme l’eau, précis mais aussi ouvert sur le monde. Lorsque Owen Pallett y ajoute cordes et cuivres, cela donne un It’s Healthy de quelques dizaines de secondes aux accents pastoraux quasi médiévaux.
La musique suit l’action et les différents mouvements d’un Cage qui évolue comme en apesanteur, jouant à la perfection l’homme commun devenu personnage et qui se duplique en « même » désaisi de son propre sens. Sur I Am Your Nightmare, Pallett amène une noirceur qui ne fait pas vraiment peur, comme s’il savait déjà que la fable n’était pas à prendre tout à fait au sérieux. La musique aide le film à rester sur la bonne pente et à ne pas croire exagérément à sa propre intention. On tremble néanmoins sur un Hunting For Professors grinçant avant d’amorcer la partie la plus morale de toute cette affaire. Il y a du Vivaldi dans Lived Experience et du Ravel dans le final She Was Four, pièce remarquable d’équilibre, et qui progresse par à coups, comme on pense nous-même tout comprendre de ce qui nous est présenté. Cette musique est ralentie et vigoureuse à la fois. Elle est profondément mystérieuse et dissimule en son cœur un secret qui lui donne un charme tout particulier.
On ne va pas en faire des tonnes non plus mais il n’est pas dit qu’on trouve en 2023 comme en 2024 beaucoup de pièces écrites pour le cinéma qui aient cette consistance classique, cette épaisseur dans l’intention poétique, cette profonde légèreté. On peut écouter 10 fois l’enregistrement, en boucle de préférence, et y trouver à chaque fois une raison de l’aimer un peu plus. Ces 23 minutes sont sublimes et jamais ennuyeuses. Le film est merveilleux. Quelle meilleure manière de démarrer 2024 ?!
02. It’s Embarrassing
03. A Cool Dad
04. I Wish This Was Real
05. Please, Sheila
06. It’s Healthy
07. I Am Your Nighmare
08. Hunting For Professors
09. A Stuttering Fool
10. Lived Experience
11. Bye, Paul !
12. Close Your Eyes, Relax Your Body
13. Do Me A Favour
14. She Was Four