Lorsque sort en avril 1998, le deuxième album d’Arab Strap, Philophobia, le premier est déjà passé par là avec The Clearing, First Big Weekend, Little Girls et Kate Moss. On sait donc à quoi s’en tenir et on espère déjà le coup du siècle. La France de ce moment là digère encore la sortie de Fantaisie Militaire d’Alain Bashung et se prépare pour SA coupe du Monde en écoutant les standards de l’époque : Céline Dion chante Titanic, le Suprême NTM occupe les débats de manière assagie et le pays est dirigé par Manau, sa tribu, et Louise Attaque. Les héros d’alors sont montrables, bien élevés, appartiennent au passé (même si un brin rebelle) et savent comment se comporter en société.
Lorsqu’on récupère Philophobia, on a juste écouté le premier single Here We Go et on sait. On sait qu’il va se passer quelque chose d’important et de définitif. le premier single est une chanson merveilleuse (plus de vingt ans après, c’est peut-être elle qu’on préfère encore, elle qu’on a écoutée dix fois en concert les yeux fermés alors que le groupe la faisait durer au-delà des cinq minutes de la version studio). Here We Go nous disait déjà comment l’album allait être bon, sur l’os et d’une franchise confinant à l’indélicatesse. Il y a une douceur/douleur, une sincérité entière et un sens épique dans cette balade et dans l’expression d’Aidan Moffat qui sortent du lot. En tant que jeune adulte, on a du mal à croire que la vie de couple va se résumer à ça : courir après la fille qu’on aime parce qu’elle nous a trompé, parce qu’on l’a trompée aussi, parce que l’un et l’autre menaçons de nous séparer, de ne plus nous parler. Boire, baiser, désespérer. C’est ça le programme ? L’unique horizon ? Si l’on est tellement bousculé et intrigué par la musique d’Arab Strap à ce moment-là, c’est parce qu’on n’arrive pas à y croire vraiment, parce qu’on la voudrait la considérer avec la même distance incertaine et mythologique qu’on lit les tribulations de Bukowski ou qu’on écoute les disques de The Pogues, en sachant que ces types là boivent comme des trous et que leurs aventures excessives sont loin de ce qui pourrait nous arriver vraiment.
Mais Arab Strap n’invente rien. Moffat est né en 1973. Il a 25 ans. Cet enfoiré est à peine plus vieux que nous. Middleton est né le 31 décembre 1973. Ces types là sont nos contemporains et ils en savent bien plus que nous. Ils viennent d’Écosse où l’on s’est rendu une ou deux fois et où on a pu constater que la rudesse dont ils parlent n’est pas un fantasme. Alors qu’en écoute pour la première fois Philophobia et qu’on lance la première piste, Packs of Three, on la prend en pleine face. De nos jours, on appellerait cela une biffle, parce que l’industrie du porno est passée par là et comme l’Église catholique, prend soin de donner un nom et de baptiser tout ce qui se passe dans son domaine. Une biffle : l’action de gifler quelqu’un (plus sûrement quelqu’une) avec sa bite. C’est à peu près ce qui se produit quand, après un long silence où il ne se passe rien, Moffat chante :
It was the biggest cock you’d ever seen,
But you’ve no idea where that cock has been.
Monster Cocks
Sur internet, il arrive au détour d’une requête qu’elles apparaissent en clignotant dans un coin de l’écran, blanches ou noires, les monster cocks. Tendues et épaisses comme des membres chevalins, on les fait disparaître d’un clic. Mais on en avait jamais entendues dans une chanson avant. Et voilà qu’Arab Strap la pose devant nos yeux. Juste là, à l’ouverture. Il nous faut, à l’écoute du morceau, quelques secondes pour jauger la situation et comprendre les positions. Le sens de ce Packs of Three qu’on avait d’abord rapproché d’un pack de bière avant de s’apercevoir qu’il désigne les paquets de trois préservatifs qu’on a toujours en poche pour la baise. Et puis le reste : la désolation qui se dégage de cette conversation nous submerge. Cela a de faux airs d’un kitchen drama, façon Coronation Street version trash ou plus généreusement Taste of Honey et les pièces de Shelagh Delaney ou Joe Orton, cette sorte de néo-réalisme cru et presque comique à force de mettre en scène le réel, qui le fait dépasser de ce qu’on a l’habitude d’entendre ou de voir. A rebours de la tradition pop anglaise, symboliste et évoluant souvent à partir de mots valise (les « heaven », « dream », « sky », « high » d’un Robert Smith ou la poésie lunaire de Ian McCulloch, l’imagerie galactique de Oasis), le réalisme écossais d’Arab Strap carbure au drame quotidien, aux descriptions précises mais économes, au langage vernaculaire, tel qu’on le trouve, par exemple, chez l’écrivain écossais Irvine Welsh ou chez le Gallois Nials Griffiths. Welsh, depuis Trainspotting, est au centre de cette communauté écossaise qui se confronte à la misère du réel, qui dit l’alcoolisme, la vie des vraies gens et rend compte de cette aventure quotidienne avec la même verve et le même sentiment d’authenticité que Joyce mettait à faire circuler son Ulysse. Will Oldham a fait un pas dans cette direction avec Arise Therefore et notamment la chanson You Have Cum in Your Hair and Your Dick Is Hanging Out, dans une version folk, aride et qui renvoie aux canons US plus qu’au format pop. En Angleterre, cet univers là n’existe pas encore ou alors si peu. Jarvis Cocker s’y est essayé avec Pulp quelques années auparavant mais dans une version plus picaresque, moins sexuelle. On en trouve encore de rares traces dans son I Spy de 1995. Morrissey qui fait dans le social à sa manière n’est jamais dans ce registre charnel, pas plus que The Fall, dont, du reste, personne ne comprend rien aux textes. Shaun Ryder a dissimulé dans l’œuvre des Happy Mondays quelques chansons ouvertement érotiques (Bob’s Yer Uncle par exemple) mais qui s’apparentent plus à la chanson érotique de tradition funk qu’à ce que propose Moffat.
Il y a donc avec Arab Strap, une forme de nouveauté dans l’approche qui bouscule et qui, dans le décor de cette fin des années 90, dénote. De la même manière, Packs of Three qui ne fait jamais que parler d’une tromperie (thème assez archétypal du blues américain qu’on trouve aussi bien chez Robert Johnson que Willy Deville) n’est vraiment original qu’à travers la façon dont le thème est pris en charge : moderne par la réciprocité (lui et elle ne valent pas mieux au final), par la prévalence du sexe par rapport à l’amour dans les motivations individuelles et, bien sûr, à travers la crudité/brutalité de l’évocation.
It was the biggest cock you’d ever seen,
But you’ve no idea where that cock has been.
You said you were careful – you never were with me.
I heard you did it four times but johnnies come in packs of three.
She was the best shag I’d ever had.
That doesn’t mean I’m saying, bedwise, you were bad.
I think you were working, we got a hotel.
We didn’t have anything but I thought I might as well.
I never told you the rest.
I was drunk and I told you I was thinking about a test.
You know I just said it for effect.
Then you laughed and said I’d fuck anything in a skirt once I’m erect.
And she’s a famous harlot in this town.
I know enough to, but still I couldn’t turn her down.
You said I’m an arsehole, what was I thinking?
It’s far too easy to blame it on the drinking.
Égalité des sexes
Packs of Three brille par la sérénité affligée qu’elle dégage. L’interprétation de Moffat a valeur expiatoire et s’associe avec bonheur à la mélodie tout en touché et en délicatesse d’un Middleton qui évolue en sourdine. L’image sur scène est saisissante, d’une quasi disparition des deux membres du groupe au moment de faire résonner le texte. Moffat se glisse au clavier. Middleton se renfrogne encore plus. Et les deux hommes miment la scène comme s’ils incarnaient à leur manière les deux parties invisibles du dialogue. Moffat se glisse dans les deux corps : le sien, ivre et coupable, mais aussi celui de sa compagne désirante et comme hypnotisée par la bite géante, avec une facilité incroyable, créant un effet de fascination érotique saisissant. Il ne joue évidemment pas la femme, ne modifie pas sa manière de chanter et contribue à mettre les deux protagonistes sur le même plan : incapables de résister à l’appel de la chair et complètement égaux par rapport à la tentation.
Le dernier couplet semble faire place à une autodépréciation plus prononcée chez l’homme, marquée par l’évacuation des circonstances atténuantes (la boisson) et le résumé donné par sa compagne : « i’d fuck anything in a skirt once i’m erect. » Cette vision des choses, assez archétypale, n’enlève rien à la force globale de la chanson. L’effet d’ensemble est paradoxalement celui d’un amour qui prévaut, mais qui tangue, d’une intégration de ce désir bestial dans la dynamique romantique du couple. La vision n’est pas neuve mais n’a pas encore en 1998 la modernité qu’on lui prête aujourd’hui : celle des amours plurielles, polyamour et autres sottises. Avec Arab Strap, il n’est question que de faute, que de désir animal, que d’un errement régulier et qui n’en est pas un. La crise conjugale, confrontée à ce désir, est permanente et éternelle, ouvrant sur une relation tendue et sur le fil qui définit pour le groupe ce qu’est la passion. Arab Strap partage cette vision des choses, incendiaire, avec Jacques Brel dont, à quelques décennies de distance et une mer plus loin, on peut l’apparenter.
La thématique resurgira un peu plus loin sur l’un des autres titres emblématiques du disque, Piglet, qui est une sorte de suite plus respectable et présentable de Packs of Three. Cette fois, le sexe adultère n’est plus anonyme mais tourné en direction d’un « ami ». La situation est identique mais un brin plus tendre et bienveillante. Piglet est un grand morceau mais n’a pas la même force évocatoire que Packs of Three qui reste dans l’oeuvre du groupe, profuse, admirable, un monument isolé et indépassable à lui tout seul. Moffat fera par la suite de la chanson ouvertement érotique (il y consacre un album entier) mais ne retrouvera jamais tout à fait ce sentiment parfait de déséquilibre ou plutôt d’harmonie entre l’homme et l’animal.
Plus de vingt après, Packs of Three reste une balade belle à pleurer, un constat sans appel sur la nature humaine, la plus grande description de l’amoureux en « bite sur pattes » qu’on ait jamais croisée.
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