Né à la fin des années 90, Rocket Girl n’est pas le plus célèbre des labels indépendants anglais. Tout le monde connaît désormais par cœur l’histoire de Rough Trade, de Factory, de 4AD ou de Creation (la vie d’Alan Mc Gee, a-t-on appris récemment, fera l’objet d’une adaptation au cinéma écrite par Irvin Welsh et réalisée par Danny Boyle) mais on en savait assez peu sur l’aventure de Vinita Joshi jusqu’à ce que l’éternelle bienfaitrice des marges indépendantes saisisse l’anniversaire de son label Rocket Girl pour raconter comment tout avait commencé.
Ceux qui ont eu l’occasion d’interagir avec le label londonien le savent : Rocket Girl est un label unicellulaire, un label sans attaché de presse et sans représentant. Un label quasi unique au monde avec cette longévité et cet acharnement à demeurer indépendant où le patron est une femme, occupe toutes les fonctions, expédie les commandes, cale les interviews avec la presse, manage ses propres groupes et met à jour, entre deux heures de sommeil, le site internet de la maison. Rocket Girl est un miracle à cette échelle, un label précieux associé à une pop à la fois accessible et expérimentale, sophistiquée et aventureuse, un label défricheur qui a accueilli pour un ou plusieurs disques des groupes tels que A Place to Bury Strangers, Azusa Plane, Robin Guthrie, les Television Personalities et quelques dizaines d’autres. Pour célébrer ses 20 ans, le label s’est payé un splendide livre-disque souvenir composé : d’un flexi de Mogwai (avec un très bon inédit, Fight For Work, laissé de côté pour l’album Every Country’s Sun), d’un split single Bardo Pond/Azusa Plane et d’un CD de 16 morceaux retraçant plus ou moins chronologiquement l’histoire du label. Ce livre-disque est agrémenté d’un livre d’entretiens et de notes biographiques qui composent un ensemble somptueux et graphiquement très réussi de plus de 60 pages, l’occasion de reparcourir à partir d’interviews avec Vinita et quelques-uns de ses artistes l’histoire incroyable de ce petit label qui n’est jamais devenu grand.
On apprend ainsi que l’aventure Rocket Girl avait commencé plus de dix ans avant pour Vinita Joshi, alors jeune fille d’origine indienne et habitant à Rugby, ville musicalement dominée alors par le seul groupe sorti de ses rangs banlieusards, les Spacemen 3. C’est autour du groupe de Jason Pierce et du petit milieu qui l’entoure que Vinita Joshi commence à s’intéresser à la musique rock : elle sort, compose des fanzines, initie ses premiers travaux de fan éclairée et de collectionneuse. Les choses s’accélèrent ensuite quand, avec son ami musicien Nick Allport, Vinita fonde un premier label, Cheree Records, qui sort quelques disques remarqués de The Telescopes, de Bark Psychosis, découvre Disco Inferno et accompagne les Tindersticks. Cheree est une référence au morceau romantique des Suicide comme le sera plus tard, Rocket Girl, association de Rocket USA et de Girl, deux autres morceaux du premier album d’Alan Vega et Martin Rev. Le label deviendra Ché Trading après que Vinita et son compère se sont faits subrepticement « soutenir » financièrement par des escrocs qui peu à peu rognent leur indépendance. Car très tôt, Vinita a l’autonomie dans le sang, cette idée qu’un label indépendant ne doit pas l’être à moitié. Elle développe ainsi un modèle unique où tout est sous contrôle et à peu près rien n’est confié à d’autres opérateurs susceptibles de rétroagir à un moment sur la ligne artistique. Parallèlement à la sortie de disques propres, Vinita entretient une liste de diffusion (une sorte de mailing list) où elle vend des disques de petits labels coups de coeur aux particuliers. Quelques dizaines d’articles, tous chaudement recommandés. C’est un magasin de détail par voie postale qui marche et qui permet de financer en partie les activités du label. Vinita conseille, suggère et vend la musique des autres à des fans, des amateurs de curiosités. Ce modèle vivra pendant de nombreuses années avant l’essor de l’internet et de quelques détaillants en ligne importants comme Norman Records. Cela fragilisera encore un peu plus le business.Les temps changent et vite.
Vinita travaille avec Urusei Yatsura qui donnera avec Hello Tiger l’un des deux seuls véritables hits de Ché Trading, le second étant l’excellent A Nanny In Manhattan de Lilys, un groupe affreusement sous-estimé. Les labels sont couvés par l’Américain Seymour Stein, grand patron de Sire Records, qui essaiera vainement pendant une quinzaine d’années de faire un succès avec les pépites dénichées par l’Anglaise. Mais c’est peine perdue : un bon label indépendant est un label condamné à l’insuccès !
Ce n’est pas une profession de foi mais quelque chose qui caractérise néanmoins l’activisme de Vinita. Aucun de ses groupes n’est jamais devenu populaire sous sa direction. Faut-il y voir une limite ou au contraire le signe qu’elle aura permis à des groupes marginaux de vivre et de publier des disques alors que les majors ne leur auraient laissé aucune chance ? Il y a pourtant de sacrées merveilles sur la compilation des 20 ans. On pourrait parler pendant des heures de Fuxa, l’un des groupes références du label, et de son redoutable Sun is Shining ou encore du charme discret des Coldharbourstores, le groupe le plus délicat et le plus léger depuis XTC. Silver Apples est un groupe emblématique de l’esthétique lo-fi d’un label qui a excellé autant dans la pop à guitares et le shoegaze que l’ambient. Kirk Lake est à découvrir avec son remarquable Go Ask Adorno, une version très Happy Mondesque de l’Ecole de Francfort.
Vinita raconte qu’elle s’est fait souffler quelques groupes par la concurrence après un long travail de développement. C’est le cas de Piano Magic qui rejoint 4AD en 2001. Il y a quelques autres exemples. La jeune femme ne se décourage jamais, malgré une sévère dépression au début des années 2000, où elle s’écroule sous la charge de travail. Vinita ne délègue rien. Elle est dévastée lorsqu’en 2006 Jason DiEmilio de The Azusa Plane se suicide alors qu’elle entretenait avec lui une relation privilégiée à distance. Dévastée encore lorsqu’en octobre 2011, Daniel Treacy des Television Personalities lui expédie une série de nouveaux morceaux qu’elle ne parvient pas à récupérer sur son ordinateur et se fracasse la tête, quelques jours plus tard, en descendant d’un bus. L’histoire de Rocket Girl est, comme toutes les histoires d’indépendance, une histoire de rencontres, de succès et de déboires. Vinita est une mère pour ses groupes. Elle héberge régulièrement les artistes dans son petit appartement, parfois pendant des années entières. Elle noue une relation de confiance avec Kevin Shields de My Bloody Valentine qui lui confie longtemps les clés de son appartement et la charge de nourrir ses chinchillas pendant ses absences. Vinita est une femme incorruptible et de confiance. Cela se retourne parfois contre elle. La maison Rocket Girl comme nombre de labels nés à cette époque se fait parfois flouer faute d’avoir spécifié son rôle dans un contrat. Mais c’est tant pis. Produire de la musique et fabriquer des disques est un sacerdoce, une mission sacrée où seul le résultat et les aventures humaines comptent.
Il suffit de s’attarder sur quelques morceaux présents ici pour ressentir la magie à l’œuvre. On retiendra ainsi la beauté incroyable du I Want You de Pieter Nooten. Jamais entendu parlé, n’est-ce pas ? La grâce baroque et folk de Jon DeRosa sur le beau Golden Dawn. En vieil ami et compagnon de route des premiers temps, Robin Guthrie offre un Flicker qui met en valeur la ligne ambient du label, tandis que Vinita offre aux fans de Treacy un inédit des Television Personalities qui aurait pu figurer sur le successeur de A Memory Is Better Than Nothing. All Coming Back fait partie des titres « perdus » récupérés par Vinita. C’est un miracle et peut-être l’un des derniers enregistrements laissés par Treacy avant son accident. « Did you really do this ? Did you really do that ? », chante Treacy en racontant une dizaine d’anecdotes sur les stars qu’il a croisées dans sa vie. Tout se résume à ça : ce qu’on a fait et ce qu’on n’a pas fait. Cela vaut mieux que de raconter ce qu’on aurait pu faire. Rocket Girl en est l’illustration. L’histoire prévaut, pas tant celle qui a existé que celle qu’on raconte.
Rocket Girl est un label, mais c’est aussi un récit, le récit d’une vie de femme qui a tout abandonné à son entreprise. Le récit d’une passion faite de petits cailloux semés au bord du chemin, de jolis disques et de beaux souvenirs. On peut penser ce qu’on veut de ces labels de poche, de ces labels de cuisine qui tiennent presque dans la main. Certains pourraient être plus gros, plus beaux, mieux outillés et plus professionnels. Certains pourraient disparaître sans qu’on s’en porte moins bien. Mais la musique indépendante est née sur ces canapés pouilleux, sur ces hébergements de fortune, sur ces coups de main et ces contrats invisibles, ces arrangements amicaux et ces enthousiasmes adolescents. Le reste est autre chose, toute autre chose. Vinita Joshi ne s’est jamais mariée. Elle n’aura pas d’enfants. C’est curieux.
02. A Place to Bury Strangers ‘A Million Tears’
03. Mogwai ‘Fight For Work
04. Robin Guthrie ‘Flicker’
05. Bardo Pond ‘Out of Nowhere’
06. Television Personalities ‘All Coming Back’
07. Kirk Lake ‘Go Ask Adorno’
08. Pieter Nooten ‘I Want You’
09. Azusa Plane ‘Pop World’
10. Anthony Reynolds and Rhosyn Boyce-Jones ‘Losers Like Us Take The Bus’
11. P.S. I Love You ‘The Sun, The Sea, And The Song’
12. Jon DeRosa ‘Golden Dawn’
13. Coldharbourstores ‘Seven Minutes’
14. Bell Gardens ‘Might Be You’
15. July Skies ‘Swallows and Swifts II’
16. White Ring ‘Heavy’
17. Fuxa ‘Sun is Shining’ (Congo Hammer Remix)
18. Andrew Weatherall ‘Cosmonautrix’
19. God is an Astronaut ‘Reverse World’ (quiet)
20. Transient Waves ‘D jam’